Psychanalyse et spiritualité.
Freud a décrit la religion
comme un équivalent collectif de la névrose obsessionnelle
individuelle. Dans ses correspondances avec le pasteur Oscar Pfister ou
l'écrivain Romain Rolland la question religieuse ou spirituelle
a été souvent abordée sans qu'il ne change d'avis
(1). Il reconnaît à la religion une fonction proche de celle
du symptôme : satisfaction substitutive au regard des exigences
du refoulement (2). Toutefois, il remarque que la religion joue un rôle
social en dédommageant, par la consolation et l'espérance,
les croyants des sacrifices exigés par la civilisation.
L'Église y a vu d'emblée une
menace. Elle avait perçu comme le notera Jean Sulivan : qu'"
elle [ne pouvait] renoncer à l'aiguillon si banal et puissant de
la culpabilité pour que la foi soit liée au malheur intime
[
]. Allez bourriques, servez, vous aurez la vie éternelle
en prime. "(3)
Certains psychanalystes, ont voulu ne pas
" réduire " l'inconscient au sexuel et ont supposé
un " inconscient spirituel " comme le fit Viktor Frankl
(4) dans Le Dieu inconscient en 1948. D'autres se sont demandés
si l'analyse des croyants, a fortiori celle des religieux, était
de nature particulière. Fallait-il perdre sa foi avant ou après
l'analyse ? Cette question n'a strictement aucun sens pour un analyste
: vient en analyse quiconque en éprouve le besoin et apporte avec
lui son " matériel de parole " de manière
inconditionnelle - c'est la règle de base. L'analyste n'a
par ailleurs aucun projet - qui serait une résistance de sa
part - pour conduire un analysant vers des choix de vie dont il a,
lui seul, à reconquérir la responsabilité.
On doit à Maurice Bellet, dans un
bref et magnifique essai, d'avoir clarifié le débat (5).
" S'il y a parole sur la foi et la psychanalyse, le plus important
est que cette parole porte cette si difficile, si incernable relation.
[
] la parole circule librement, sans que les " frontières
" entre les " domaines " constituent l'obstacle préalable ;
on parle, on échange avec une sorte de liberté associatrice.
Et pourtant, pas de mélanges : la foi reste la foi, l'analyse
reste l'analyse, il n'est pas question de se psychanalyser la foi les
uns des autres, ou de récupérer l'analyse dans un discours
religieux. "
Dans ce cadre bien défini, on peut
reprendre à nouveaux frais la question spirituelle et même
rendre possible ce qui était encore impensable il y a très
peu d'années : sortir ces questions du registre de la psychopathologie
- pour les uns - ou du mystère et de l'ineffable - pour les
autres. Le déclin du religieux permet de mieux discerner une nouvelle
recherche du côté de la vie spirituelle (6).
" Je crois qu'on pourrait appeler spiritualité,
la recherche, la pratique, l'expérience, par lesquelles le sujet
opère sur lui-même les transformations nécessaires
pour avoir accès à la vérité. " nous
dit Michel Foucault (7). Et si le propos paraît trop théorique,
Sulivan l'énonce à sa façon bien terrienne par des
mots immédiatement sensibles : " Il y a toujours
une conscience d'homme devant l'amour, le mal et la mort. "(8)
Ces expériences, aucun savoir n'en
vient à bout. Aucune image n'est assez puissante pour les cerner
et même vire à l'obscène par trop de prétention
ou de provocations. C'est ici que le réel, au sens que lui donne
la psychanalyse depuis Lacan est en cause.
Le silence et l'opacité du réel
ont toujours appelé la recherche de réponses. Les sociétés
ont donné croyances, codes et dogmes. Ces institutions ont esquivé
ou altéré l'objet de la question. L'amour singulier est
asservi aux règles de filiation et d'alliance de la Cité
ou décharné dans l'idéal amour de l'humanité,
le mal s'explique par quelque faute originelle qui en outre le justifie,
la mort hic et nunc ne compte que pour ses conséquences dans un
autre monde intangible. Ces réponses anciennes ne traduisent nullement
une faiblesse de la raison chez ceux qui les ont produites. Ils ont travaillé
avec les moyens conceptuels dont ils disposaient en fonction de leurs
sociétés, de leurs rapports à la nature, selon qu'ils
étaient nomades, sédentaires, ruraux, urbains, possédants
ou prolétaires
Et c'est grâce à ce long travail
que nous sommes aujourd'hui en capacité d'interroger de manière
critique ce que nous héritions d'eux.
Depuis peu le scientisme dans la foulée
de la science - dont il doit être soigneusement distingué -
donne de nouvelles réponses au réel (9). L'amour serait
" soluble " dans la physiologie et la sexologie ; le mal
est de façon pragmatique réduit à l'échec,
aux comportements inadaptés ou à la maladie ; quant à
la mort rendue indolore et distante elle ne concerne plus le mourant mais
son entourage qui peut en être soulagé par un coaching du
deuil. C'est une nouvelle expérience pour l'humanité et
aucune volonté réactionnaire ne pourra faire qu'elle n'ait
pas eu lieu. D'ailleurs cette réponse de la modernité n'est
ni plus ni moins intrinsèquement erronée que les anciennes
solutions et ce qu'elle apporte n'est pas seulement mauvais. Simplement
des contradictions sont remplacées par des complexités.
La sacralité absolue de la vie faisait bon ménage avec la
torture et l'inquisition, la guerre sainte, le colonialisme et l'interdiction
d'abréger toute souffrance. La dignité de chaque vie est
maintenant évoquée à propos du refus de la guerre,
de la solidarité internationale, de la contraception, de l'avortement
ou de l'euthanasie.
En somme le pouvoir - dogme et
magistère - et le savoir - scientisme. - se révèlent
avec leurs moyens respectifs aux prises avec le réel qui n'est
nullement entamé, mais autrement contourné. À l'orée
du XXe siècle la psychanalyse est née de l'impossibilité
de la science à dire le réel à la place de l'autorité
séculaire des maîtres. Le médecin, malgré ses
promesses, ne pouvait pas plus que le prêtre ou le mari venir à
bout de l'hystérie qui n'était pas plus " du nerf "
que " du diable ".
La cure freudienne a précisément
créé en réponse à cette impasse le lieu d'une
suspension du pouvoir et du savoir par la règle de l'association
libre et de l'attention flottante. Sans doute, cette " invention "
n'attire plus assez notre attention sur la révolution dans l'ordre
de la parole qu'elle a introduite puis formalisée comme mode thérapeutique
selon les besoins du temps. D'autres sujets, avaient cependant fait l'épreuve
bouleversante d'un autre discours, hors savoir et hors pouvoir. Ils avaient
su " d'expérience que le bonheur n'est pas dans la possession
des choses ni dans la domination des êtres, mais dans la dépossession
de soi. Et c'est pour cela [qu'ils ont éprouvé] une dilatation
du cur et de l'âme. "(10) Ce qui n'entraînait pas
pour eux, le plus souvent, autre chose que des graves dangers dont le
dernier - ultime injure post-mortem à leur audace - était
d'être confits en sainteté. Il est d'ailleurs systématique
que les institutions refusent opiniâtrement - faute d'un travail
considérable d'ascèse - le surgissement d'une parole
inattendue au cur de leur appareillage.
Voilà que le scientisme s'impose comme
le nouveau discours totalitaire - au sens où il prétend
dire le tout de l'expérience humaine. L'institution religieuse
tente de résister par une contre-dépendance symétrique,
désespérée et maladroite. Elle a sans doute la nostalgie
de ses victoires à la Pyrrhus contre la science émergeante
: Giordano Bruno, Copernic, Galilée, Darwin encore un peu. Des
créationnistes - plus ou moins radicaux ou cachés -, des
contemplateurs du ciel de des petits oiseaux cherchent encore à
accaparer Dieu, à le prendre dans les filets de la Nature pour
qu'il n'aille pas se loger dans le cur de l'homme. Là où
il ne leur appartiendrait plus. Ces combats d'arrière-garde ignorent
le danger mortel pour l'esprit qu'est le recours au savoir ou au pouvoir
pour traiter du réel, dont un autre nom est Vérité.
Mais le tragique est là qui n'a rien
à voir avec une faute. L'homme parle et ce n'est pas drôle
(11) puisque c'est au prix d'une faille que rien ne viendra jamais combler.
" Il n'y a pas de vérité qu'on puisse dire toute. "(12)
" C'est par l'impossible de dire toute la vérité
qu'elle tient au réel. " (13) C'est ce que la psychanalyse
apprend à reconnaître dans sa nudité. Scientisme et
religion ne peuvent que se rejoindre pour réfuter une telle découverte.
Il faut combler. Ou affronter d'abord un vide : " Une dépression
survient, une névrose : le corps se met à parler le langage
de vérité. Le langage passe toujours par un effondrement.
" (14) Dans la solitude.
Ce défilé étroit, où
nul ne peut contraindre quiconque à passer - ni pour son bien,
ni pour son salut - est aussi ouvert par la rencontre avec une parole
vive qui fait énigme, tranche des certitudes, subvertit des conventions.
" Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite
ni égards ni patience " disait René Char. " L'assoupissement
du christianisme tient à ce qu'il ne scandalise plus. Le sens est
englouti dans les rites, les lois, le verbiage idéologique, vieux
et moral. Nous avons beau faire, nous apparaissons comme des bravaches
de la croix et de la résurrection, des pensionnés de la
rédemption, préoccupés de nos conflits intérieurs
et de nos crises de conscience. "(15)
Aujourd'hui, qui encore peut se nourrir spirituellement
de verbiage idéologique, vieux et moral, sans savoir au fond de
son cur qu'il abdique devant le travail d'humanité ? On peut
voir avec la diatribe de Michel Onfray contre la psychanalyse se perpétuer
la même passion qui, de siècle en siècle, anime ceux
qui s'effrayent de leur propre désir, ont peur de reconnaître
chez eux - en le rencontrant dans une autre parole - " un souffle,
c'est-à-dire l'esprit qui ressuscite les mots " (16) et ont
cherché, cherchent et chercheront par le pouvoir ou le savoir à
se soustraire à l'expérience de cette rencontre.
Gilles Herlédan
1 - FREUD (1927) Correspondance avec le pasteur
Pfister, Paris, Gallimard, 1966
2 - Principaux textes de Freud où la question de la religion est
abordée : (1907) Actes obsédants et exercices religieux,
L'Homme Moïse et la religion monothéiste, 1937 Gallimard
1993, Totem et Tabou (1912-1913), Gallimard, 1993, L'avenir
d'une illusion et Un événement de la vie religieuse,
(1927), PUF 1971, Malaise dans la civilisation (1929), PUF.
3 - SULIVAN J., L'écart et l'alliance, p. 94
4 - FRANKL V., Le dieu inconscient.. Éditions du Centurion,
1975.
5 - " Le déplacement de la question " in Foi et psychanalyse,
Desclée de Brouwer, 2008
6 - Voir l'étude des trois belles figures de spiritualité
laïque in MILLOT Catherine, La vie parfaite, Jeanne Guyon, Simone
Weil, Etty Hillesum, Gallimard, 2006
7 - FOUCAULT, M., Herméneutique du sujet. Cours au Collège
de France (1981 1982), Paris, Le Seuil, 2001, p. 16
8 - SULIVAN J., Petite littérature individuelle, Gallimard,
1971, p. 46
9 - Pour le dire vite : la science peut prédire à 40, 400
ou 4000 ans de distance, toutes choses égales par ailleurs, quelle
sera, en tel lieu défini, la vitesse de chute dans le vide d'un
corps au bout de 1 seconde. Le scientisme du Conseil d'Orientation des
Retraites n'a aucun moyen de justifier ses prétentions de voyante
extra-lucide. Ses chiffres servent seulement à faire croire qu'il
s'agit de science pour servir des intérêts non-scientifiques.
10 - SULIVAN J., Bloc notes, Préface de J. de Bourbon Busset,
Éd. SOS du Secours catholique, 1986, p. 26
11 - Voir sur : http://www.culture-et-foi.com/texteliberateur/jean_lavoue.htm,
Au cur de l'humain, les lois de la parole, de Jean LAVOUÉ
12 - LACAN J., Lettre aux Italiens. Lettre mensuelle de l'École
de la Cause freudienne, p. 9, avril 1982. Rédigé en
1974
13 - LACAN J., Télévision. Le Seuil, Paris, 1974
14 - SULIVAN J., L'exode, Desclée de Brouwer, 1980. Réédition
avec une préface de Bourbon-Busset, Cerf, 1988. p. 27
15 - SULIVAN J., L'Écart et alliance, coédition Le
Centurion/Panorama d'aujourd'hui, 1980. Réédition, Albin
Michel, 1991, p.106
16 - SULIVAN J., op. cit., p. 150
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