Jeanne Marie partie
Vide, un et silence, Cela s’appelle la grande limpidité Et la grande clarté Xunzi IIIe av. JC
Voilà
que tu es avec eux, ceux que tu aimais tant à lire et à dire. À propos
de Saint Pol Roux, l’arc en céleste, tu évoquais l’an passé cette
phrase des Illuminations qui t’a toujours émerveillée : Aussitôt
après que l’idée de Déluge se fut rassise, un lièvre s’arrêta dans les
sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l’arc-en-ciel
à travers la toile de l’araignée. Au paradis des poètes et des
écrivains tu as rejoin Arthur et les siens. Dames Christine de Pisan et
Marie de France tu es venue saluer. Ils sont tous autour de toi
désormais : Hélinand de Froidmont qui Les vers de la mort nous a
laissés. François Villon aux Dernières détresses, non loin dans la
ruelle se tient, puis Clément Marot aux doux mots d’amour, Scève de
prénom Maurice et Michel de Montaigne auprès d’Étienne à profonde
conscience.
Plus près t’ont accueillie Corbière :
Mais non, la poésie est vivre…,
Marcelline,
l’autre Étienne dit Stéphane qui était triste de sa sœur perdue, il
sait maintenant le bleu azuréen, Paul Marie Verlaine et sa poésie du
chant si pareille et différente de celle de monsieur du Bellay, maître
Guillaume tout rempli de désir, Francis Jammes qui te plaisait de
l’angélus du soir à celui du matin pour ses louanges aux
primevères :
… Que le jour de ma mort soit beau et pur… … Qu’il soit d’une grande paix… Quand mon cœur sera mort d’aimer sur le penchant du coteau vert, mon âme veillera encore. Sur le coteau où vous irez, ô doux enfants, Elle luira dans les haies mouillées pleines d’aube… Ô mon Dieu, laissez-moi aller prendre une étoile…
Aragon, Cadou et son Hélène végétale :
Quand sera venu le jour Ou bien peut-être la nuit
De la parfaite Promenade…
Quand tout sera clarté Force et douceur…
Te souviens-tu Jeanne-Marie comme tu parlais de Jouve, un jour près de la cheminée :
Souvent
quand le chagrin voile nos pleurs funèbres la lueur se reforme à nos
yeux, voisine des phosphènes que l’obscurité noire arrache au
souterrain, comme un reste de cri dans un reste d’aurore…,
de
Reverdy, de Segalen, et de Robin, Armand l’oiseau, qui nous parlait
près d’un buisson très éloigné, dans son chêne troué et tu lisais ces
lignes il y a quatre ou cinq années :
On ne peut travailler pour vous qu’en vous quittant tous, et sans rien expliquer, Je regarde tendrement votre monde que j’ai quitté…
Entends cela aussi qu’un soir il écrivait :
Que le poème aille se glissant Dans la bouche ouverte des mourants Qu’il y ait le cri : « Que la terre est belle ! »
De belles photos restent de ce jour-là près de Guérande. D’autres aussi sous le chaud soleil de Mirmande. Je t’écoutais aimer les dits de celui-là de celui-ci.
Comme sur de hauts écrits tu as levé le voile.
Edmond Jabès :
Ainsi
avons-nous appris que l’infini est racine cachée et que tout ce qui
germe, verdit, fleurit a pour sève et pour rêve l’infini…
Tu
n’as plus de voix. Tu as offert ton sang. Tu as écrit… Toute
écriture est silence inscrit, crêtes alignées
d’outre-voix…,
Jean
Grosjean qu’il te plaisait de citer de même. Voici pour toi, quatre
vers de ses Arpèges qui te rempliraient de quiétude :
La brume est accoudée à des tilleuls, Un merle chante, une feuille s’égoutte. Le chemin ne sait pas où il va, Le temps non plus. Dieu se cache et se tait.
Car dans ton ouvrage L’œil de l’âme,
un plaidoyer pour l’imagination, tu reprends les mots de ton ami poète
Georges-Emmanuel Clancier : A l’ombre d’un hêtre, la chambre
secrète, pour évoquer après les livres, les arbres, tes compagnons de
lumière et l’un d’entre eux en particulier à côté duquel tu as passé
ton enfance : un tilleul immense et vénérable que tu tiens pour un
de tes aïeux.
Quel écho lancé au poème de Grosjean ! Exhumés
pareillement Unamuno, Gaston Miron de Sainte-Agathe des monts : Ma
vérité, le mal d’amour… de son Homme rapaillé, Marie-Noël au cœur de
feu dont tu brûlais de nous dire quelques passages pour un travail à
venir :
Je m’accuse, ô mon Dieu D’avoir trop habité la grande solitude Où pleurent en rêvant les monstres endormis Et d’avoir bu dans les étangs d’inquiétude Beaucoup plus de douleur qu’il ne m’était permis…
L’orante
t’ouvre ses ailes, plume à la main, et te fait entrer pour te remercier
amie Jeanne Marie d’avoir su d’elle tant et si bien parler, avec Anna
de Noailles et leurs vers en semailles :
Rien n’est vrai que d’aimer… Mon âme, épuise-toi…
Et vous avez sûrement murmuré ensemble une Fantaisie à plusieurs voix :
Venez !… Soyez-moi tous mes amis ! Mon cœur cède Au poids de sa tendresse. Avant qu’il soit perdu, Venez, recueillez-le, vite, mes vers, à l’aide ! Il se rompt. Comme un fruit trop mûr il s’est fendu,
et la prière du poète :
Mon Dieu qui donne l’eau tous les jours à la source… Donne de quoi rêver à moi dont l’esprit erre… Donne de quoi chanter à moi pauvre poète…
Dans
ta litanie des saints écrivains, Anne, la sœur Anne Perrier, chère à
ton cœur s’est penchée et t’a baisé d’amitié. Dans le train qui te
ramenait à Paris l’an passé, tu faisais resurgir de ta mémoire ce
passage de La voix nomade :
Mais le cercle d’argent Au poignet L’enfant d’arc-en-ciel Me conduit au désert
J’y adosse si tu veux bien :
En vain chercherons-nous sur le rivage Une demeure Nous ne sommes que de passage Et glissons sur un fleuve à la gorge ouverte Entre les astres
Et lorsque, ouvrant une page, j’y trouverai :
Ardente comme un vol d’alouette qui vibre Dans le creux de la terre et qui monte au réveil, Qui monte, monte éperdument jusqu’au ciel, Bondissant enflammé, téméraire, fou, libre…
Tu
seras là, Faible comme un enfant parti pour l’inconnu…, toi qui a
participé à la haute musique du monde et à la vérité de Dieu ainsi que
l’a livré Xavier Grall et resurgira alors la dernière phrase de L’œil de l’âme « Il
suffit de quatre vers de cinq pieds pour nous mettre en présence
de l’énigme de toute vie ».
Marie-Laure Jeanne Herlédan
Jeanne Marie Baude nous a quitté le 30 décembre 2014 à Paris.
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La prophétie de Féli
de Jean Lavoué
Jean Lavoué a de la constance.
L'auteur breton essayiste et poète s'applique à creuser
son sillon dans les " marges ". Ses affinités littéraires
ou spirituelles sont à chercher du côté des hommes
et des femmes " en rupture " ou tentés par "
l'exode ". Parmi eux, Georges Perros, l'oiseau rare de Douarnenez
et surtout Jean Sulivan, le prêtre rebelle des Matinales.
Deux écrivains à qui Jean Lavoué a consacré
des ouvrages remplis d'une écriture vibrante.
Comment s'étonner qu'il s'attache, aujourd'hui, à évoquer,
dans un nouveau livre, la figure de Félicité de Lamennais
(1782-1854). " Féli ", comme on l'appelle, ce fils
d'armateur malouin devenu prêtre, est une autre grande figure de
l'exode et de la rébellion. Il fut conduit dans les marges par
le pape Grégoire XVI qui condamna vigoureusement les idées
développées dans son journal L'avenir.
Lamennais, explique Jean Lavoué, avait " acquis la conviction
que l'Église, dans son projet de régénérer
la société, devait faire de la liberté son principal
atout ". Intolérable, pour le pape, car la liberté,
selon Féli, devait se décliner sur tous les modes –
y compris la liberté de conscience et la séparation de l'Église
et de l'État. Retiré à la Chênaie près
de Dinan, il publie alors Paroles d'un croyant,
des " psaumes d'imprécation dénonçant l'alliance
de Rome avec les puissants de ce monde pour écraser et humilier
les pauvres et les peuples ". Sa rupture avec l'Église est
consommée.
Jean Lavoué tente, ici, une interprétation du " destin
singulier et fougueux de Féli ". En posant tout simplement
la question : " Lamennais ne préfigure-t-il pas déjà,
au coeur du XIXe siècle, un christianisme dégagé
de la structure de chrétienté ? " L'exilé
de la Chênaie n'a-t-il pas perçu, insiste Jean Lavoué,
" la nécessité de transmettre à des hommes toujours
plus émancipés de toute référence aux institutions
religieuses, la sève même de la parole du Christ ? "
L'auteur est tenté de répondre " oui ", même
s'il admet que dans le contexte de l'époque, Lamennais rêvait
au fond d'une Église forte " qui aurait absorbé les
principes nouveaux du libéralisme et de la démocratie naissante ".
Mais la question demeure : le christianisme porterait-il, en son sein
même, les germes de sa propre émancipation ? En quelque
sorte, " une religion de sortie de la religion ",
comme l'a exprimé le sociologue Marcel Gauchet ? Lamennais,
avant d'autres, l'a sans doute pressenti. Il fut, selon Jean Lavoué,
l'un des grands " déchiffreurs " du christianisme.
L'auteur retient aussi du message de Féli – prophétique
également – son " humanisme évangélique ".
Un sillon a été creusé par le prêtre breton
dans lequel des générations de chrétiens vont s'engouffrer,
autour d'un engagement social de l'Église pour la justice et le
développement des peuples.
Mieux, ajoute Jean Lavoué, " dans une chrétienté
qui se dénude peu à peu de ses certitudes et de sa puissance,
nous sommes en mesure aujourd'hui de l'entendre comme jamais ".
Il rejoint là les convictions d'un Mgr Rouet sur " La
chance d'un christianisme fragile " ou celles de Maurice Bellet
exprimées dans " La quatrième hypothèse "
autour de la radicalité de l'Évangile.
Cet humanisme évangélique, insiste Jean Lavoué, " avance
dans les brèches ". Ce furent, rappelle-t-il, les grandes
intuitions de Jean Sulivan ou de Michel de Certeau. En son temps, Lamennais
avait déjà ouvert la voie.
Pierre TANGUY
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Psychanalyse et spiritualité.
Freud a décrit la religion
comme un équivalent collectif de la névrose obsessionnelle
individuelle. Dans ses correspondances avec le pasteur Oscar Pfister ou
l'écrivain Romain Rolland la question religieuse ou spirituelle
a été souvent abordée sans qu'il ne change d'avis
(1). Il reconnaît à la religion une fonction proche de celle
du symptôme : satisfaction substitutive au regard des exigences
du refoulement (2). Toutefois, il remarque que la religion joue un rôle
social en dédommageant, par la consolation et l'espérance,
les croyants des sacrifices exigés par la civilisation.
L'Église y a vu d'emblée une
menace. Elle avait perçu comme le notera Jean Sulivan : qu'"
elle [ne pouvait] renoncer à l'aiguillon si banal et puissant de
la culpabilité pour que la foi soit liée au malheur intime
[…]. Allez bourriques, servez, vous aurez la vie éternelle
en prime. "(3)
Certains psychanalystes, ont voulu ne pas
" réduire " l'inconscient au sexuel et ont supposé
un " inconscient spirituel " comme le fit Viktor Frankl
(4) dans Le Dieu inconscient en 1948. D'autres se sont demandés
si l'analyse des croyants, a fortiori celle des religieux, était
de nature particulière. Fallait-il perdre sa foi avant ou après
l'analyse ? Cette question n'a strictement aucun sens pour un analyste
: vient en analyse quiconque en éprouve le besoin et apporte avec
lui son " matériel de parole " de manière inconditionnelle
- c'est la règle de base. L'analyste n'a par ailleurs aucun projet
- qui serait une résistance de sa part - pour conduire un analysant
vers des choix de vie dont il a, lui seul, à reconquérir
la responsabilité.
On doit à Maurice Bellet, dans un
bref et magnifique essai, d'avoir clarifié le débat (5).
" S'il y a parole sur la foi et la psychanalyse, le plus important
est que cette parole porte cette si difficile, si incernable relation.
[…] la parole circule librement, sans que les " frontières
" entre les " domaines" constituent l'obstacle préalable;
on parle, on échange avec une sorte de liberté associatrice.
Et pourtant, pas de mélanges : la foi reste la foi, l'analyse reste
l'analyse, il n'est pas question de se psychanalyser la foi les uns des
autres, ou de récupérer l'analyse dans un discours religieux.
"
Dans ce cadre bien défini, on peut
reprendre à nouveaux frais la question spirituelle et même
rendre possible ce qui était encore impensable il y a très
peu d'années : sortir ces questions du registre de la psychopathologie
- pour les uns - ou du mystère et de l'ineffable - pour les autres.
Le déclin du religieux permet de mieux discerner une nouvelle recherche
du côté de la vie spirituelle (6).
" Je crois qu'on pourrait appeler spiritualité,
la recherche, la pratique, l'expérience, par lesquelles le sujet
opère sur lui-même les transformations nécessaires
pour avoir accès à la vérité. " nous
dit Michel Foucault (7). Et si le propos paraît trop théorique,
Sulivan l'énonce à sa façon bien terrienne par des
mots immédiatement sensibles : " Il y a toujours une conscience
d'homme devant l'amour, le mal et la mort. "(8)
Ces expériences, aucun savoir n'en
vient à bout. Aucune image n'est assez puissante pour les cerner
et même vire à l'obscène par trop de prétention
ou de provocations. C'est ici que le réel, au sens que lui donne
la psychanalyse depuis Lacan est en cause.
Le silence et l'opacité du réel
ont toujours appelé la recherche de réponses. Les sociétés
ont donné croyances, codes et dogmes. Ces institutions ont esquivé
ou altéré l'objet de la question. L'amour singulier est
asservi aux règles de filiation et d'alliance de la Cité
ou décharné dans l'idéal amour de l'humanité,
le mal s'explique par quelque faute originelle qui en outre le justifie,
la mort hic et nunc ne compte que pour ses conséquences dans un
autre monde intangible. Ces réponses anciennes ne traduisent nullement
une faiblesse de la raison chez ceux qui les ont produites. Ils ont travaillé
avec les moyens conceptuels dont ils disposaient en fonction de leurs
sociétés, de leurs rapports à la nature, selon qu'ils
étaient nomades, sédentaires, ruraux, urbains, possédants
ou prolétaires… Et c'est grâce à ce long travail
que nous sommes aujourd'hui en capacité d'interroger de manière
critique ce que nous héritions d'eux.
Depuis peu le scientisme dans la foulée
de la science - dont il doit être soigneusement distingué
- donne de nouvelles réponses au réel (9). L'amour serait
" soluble " dans la physiologie et la sexologie ; le mal est
de façon pragmatique réduit à l'échec, aux
comportements inadaptés ou à la maladie ; quant à
la mort rendue indolore et distante elle ne concerne plus le mourant mais
son entourage qui peut en être soulagé par un coaching du
deuil. C'est une nouvelle expérience pour l'humanité et
aucune volonté réactionnaire ne pourra faire qu'elle n'ait
pas eu lieu. D'ailleurs cette réponse de la modernité n'est
ni plus ni moins intrinsèquement erronée que les anciennes
solutions et ce qu'elle apporte n'est pas seulement mauvais. Simplement
des contradictions sont remplacées par des complexités.
La sacralité absolue de la vie faisait bon ménage avec la
torture et l'inquisition, la guerre sainte, le colonialisme et l'interdiction
d'abréger toute souffrance. La dignité de chaque vie est
maintenant évoquée à propos du refus de la guerre,
de la solidarité internationale, de la contraception, de l'avortement
ou de l'euthanasie.
En somme le pouvoir - dogme et
magistère - et le savoir - scientisme. - se révèlent
avec leurs moyens respectifs aux prises avec le réel qui n'est
nullement entamé, mais autrement contourné. À l'orée
du XXe siècle la psychanalyse est née de l'impossibilité
de la science à dire le réel à la place de l'autorité
séculaire des maîtres. Le médecin, malgré ses
promesses, ne pouvait pas plus que le prêtre ou le mari venir à
bout de l'hystérie qui n'était pas plus " du nerf "
que " du diable ".
La cure freudienne a précisément
créé en réponse à cette impasse le lieu d'une
suspension du pouvoir et du savoir par la règle de l'association
libre et de l'attention flottante. Sans doute, cette " invention
" n'attire plus assez notre attention sur la révolution dans
l'ordre de la parole qu'elle a introduite puis formalisée comme
mode thérapeutique selon les besoins du temps. D'autres sujets,
avaient cependant fait l'épreuve bouleversante d'un autre discours,
hors savoir et hors pouvoir. Ils avaient su " d'expérience
que le bonheur n'est pas dans la possession des choses ni dans la domination
des êtres, mais dans la dépossession de soi. Et c'est pour
cela [qu'ils ont éprouvé] une dilatation du cœur et
de l'âme. "(10) Ce qui n'entraînait pas pour eux, le
plus souvent, autre chose que des graves dangers dont le dernier - ultime
injure post-mortem à leur audace - était d'être confits
en sainteté. Il est d'ailleurs systématique que les institutions
refusent opiniâtrement - faute d'un travail considérable
d'ascèse - le surgissement d'une parole inattendue au cœur
de leur appareillage.
Voilà que le scientisme s'impose comme
le nouveau discours totalitaire - au sens où il prétend
dire le tout de l'expérience humaine. L'institution religieuse
tente de résister par une contre-dépendance symétrique,
désespérée et maladroite. Elle a sans doute la nostalgie
de ses victoires à la Pyrrhus contre la science émergeante
: Giordano Bruno, Copernic, Galilée, Darwin encore un peu. Des
créationnistes - plus ou moins radicaux ou cachés -, des
contemplateurs du ciel de des petits oiseaux cherchent encore à
accaparer Dieu, à le prendre dans les filets de la Nature pour
qu'il n'aille pas se loger dans le cœur de l'homme. Là où
il ne leur appartiendrait plus. Ces combats d'arrière-garde ignorent
le danger mortel pour l'esprit qu'est le recours au savoir ou au pouvoir
pour traiter du réel, dont un autre nom est Vérité.
Mais le tragique est là qui n'a rien
à voir avec une faute. L'homme parle et ce n'est pas drôle
(11) puisque c'est au prix d'une faille que rien ne viendra jamais combler.
" Il n'y a pas de vérité qu'on puisse dire toute. "(12)
" C'est par l'impossible de dire toute la vérité
qu'elle tient au réel. " (13) C'est ce que la psychanalyse
apprend à reconnaître dans sa nudité. Scientisme et
religion ne peuvent que se rejoindre pour réfuter une telle découverte.
Il faut combler. Ou affronter d'abord un vide : " Une dépression
survient, une névrose : le corps se met à parler le langage
de vérité. Le langage passe toujours par un effondrement.
" (14) Dans la solitude.
Ce défilé étroit, où
nul ne peut contraindre quiconque à passer - ni pour son bien,
ni pour son salut - est aussi ouvert par la rencontre avec une parole
vive qui fait énigme, tranche des certitudes, subvertit des conventions.
" Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite
ni égards ni patience " disait René Char. " L'assoupissement
du christianisme tient à ce qu'il ne scandalise plus. Le sens est
englouti dans les rites, les lois, le verbiage idéologique, vieux
et moral. Nous avons beau faire, nous apparaissons comme des bravaches
de la croix et de la résurrection, des pensionnés de la
rédemption, préoccupés de nos conflits intérieurs
et de nos crises de conscience. "(15)
Aujourd'hui, qui encore peut se nourrir spirituellement
de verbiage idéologique, vieux et moral, sans savoir au fond de
son cœur qu'il abdique devant le travail d'humanité ? On peut
voir avec la diatribe de Michel Onfray contre la psychanalyse se perpétuer
la même passion qui, de siècle en siècle, anime ceux
qui s'effrayent de leur propre désir, ont peur de reconnaître
chez eux - en le rencontrant dans une autre parole - " un souffle,
c'est-à-dire l'esprit qui ressuscite les mots " (16) et ont
cherché, cherchent et chercheront par le pouvoir ou le savoir à
se soustraire à l'expérience de cette rencontre.
Gilles Herlédan
1 - FREUD (1927) Correspondance avec le pasteur
Pfister, Paris, Gallimard, 1966
2 - Principaux textes de Freud où la question de la religion est
abordée : (1907) Actes obsédants et exercices religieux,
L'Homme Moïse et la religion monothéiste, 1937 Gallimard
1993, Totem et Tabou (1912-1913), Gallimard, 1993, L'avenir
d'une illusion et Un événement de la vie religieuse,
(1927), PUF 1971, Malaise dans la civilisation (1929), PUF.
3 - SULIVAN J., L'écart et l'alliance, p. 94
4 - FRANKL V., Le dieu inconscient.. Éditions du Centurion,
1975.
5 - " Le déplacement de la question " in Foi et psychanalyse,
Desclée de Brouwer, 2008
6 - Voir l'étude des trois belles figures de spiritualité
laïque in MILLOT Catherine, La vie parfaite, Jeanne Guyon, Simone
Weil, Etty Hillesum, Gallimard, 2006
7 - FOUCAULT, M., Herméneutique du sujet. Cours au Collège
de France (1981 1982), Paris, Le Seuil, 2001, p. 16
8 - SULIVAN J., Petite littérature individuelle, Gallimard,
1971, p. 46
9 - Pour le dire vite : la science peut prédire à 40, 400
ou 4000 ans de distance, toutes choses égales par ailleurs, quelle
sera, en tel lieu défini, la vitesse de chute dans le vide d'un
corps au bout de 1 seconde. Le scientisme du Conseil d'Orientation des
Retraites n'a aucun moyen de justifier ses prétentions de voyante
extra-lucide. Ses chiffres servent seulement à faire croire qu'il
s'agit de science pour servir des intérêts non-scientifiques.
10 - SULIVAN J., Bloc notes, Préface de J. de Bourbon Busset,
Éd. SOS du Secours catholique, 1986, p. 26
11 - Voir sur : http://www.culture-et-foi.com/texteliberateur/jean_lavoue.htm,
Au cœur de l'humain, les lois de la parole, de Jean LAVOUÉ
12 - LACAN J., Lettre aux Italiens. Lettre mensuelle de l'École
de la Cause freudienne, p. 9, avril 1982. Rédigé en
1974
13 - LACAN J., Télévision. Le Seuil, Paris, 1974
14 - SULIVAN J., L'exode, Desclée de Brouwer, 1980. Réédition
avec une préface de Bourbon-Busset, Cerf, 1988. p. 27
15 - SULIVAN J., L'Écart et alliance, coédition Le
Centurion/Panorama d'aujourd'hui, 1980. Réédition, Albin
Michel, 1991, p.106
16 - SULIVAN J., op. cit., p. 150
|
En
réponse à la question d'un ami… "pour vous, c'est
quoi la vie spirituelle ? "
" Je crois qu'on pourrait appeler spiritualité,
la recherche, la pratique, l'expérience,
par lesquelles le sujet opère sur lui-même les transformations
nécessaires pour avoir accès à la vérité
"
Michel Foucault, Herméneutique
du sujet.
Cours au Collège de France (1981 1982), Paris, Le Seuil, 2001,
p. 16
Alors, je commence par tenter de répondre à
ta question que j'ai entendue comme " pour vous, c'est quoi la vie
spirituelle ? "
Un premier élément
dans la question même : " pour vous, pour toi... ". C'est
qu'en effet la vie spirituelle est singulière. En ce sens, elle
n'est pas généralisable, ce qui la soustrait tout à
la fois à l'ordre du code commun (la Loi ne sauve pas ... ) et
du savoir impersonnel de la science.
De ce fait la vie spirituelle crée un point d'énigme entre
le pouvoir et le savoir qui sont les termes admis de la vie sociale. Elle
prononce un " ce n'est pas cela ! " quand l'évidence
s'impose. Ce par quoi elle entretient un rapport avec l'idée d'une
autre vérité.
Un deuxième élément dans la question : " la
vie ". Il ne s'agit pas d'un état, encore moins d'une rente,
mais d'un processus, mieux encore d'une expérience qui se constitue
d'expériences, lesquelles n'ont de valeur que comme " inouïes
". Le mot surprise convient pour se décliner comme sur/prise.
Ça dépasse la prise, par exemple la prise en main du gestionnaire,
mais aussi même celle de quiconque sait ce qu'il cherche et, ironie
- de Pascal à Freud… si, si ! - prétend l'avoir trouvé
Reste cependant qu'il faut que cette surprise singulière - avec
son potentiel de violence - trouve à tout à la fois l'instance
de son accueil et celle de sa formulation.
Pour l'accueil : c'est de cœur ouvert qu'il s'agit et de ce point
de vue faut-il avoir assez pris le temps de se soucier de soi - en ne
négligeant pas ce qui de notre vérité singulière
vient troubler le masque de la "persona " qu'on croît
devoir être - pour accepter d'entendre l'inattendu, l'imprévisible.
Pour le dire : " La vérité ne se dit pas toute, les
mots y manquent " disait Lacan. Et je pense aussi que parfois, il
y a trop de mots, le bavardage masque mieux le vrai que l'achoppement
de la langue. Sans doute peut-on ici rejoindre le Sulivan qui souligne
le paradoxe de l'institution ecclésiale qui a tout à la
fois transmis l'éclat d'une Parole inouïe et rendu celle-ci
lettre morte pour beaucoup qui auraient pu l'entendre.
Sans doute faut-il considérer qu'aujourd'hui c'est bien dans la
" subversion " qui n'est pas dénigrement ou déni,
des messages religieux - encore faut-il cependant en avoir considéré
l'intérêt presque crypté -, c'est-à-dire une
sorte d'au-delà des discours d'ordre, de morale ou d'aménagement
social, que la vie spirituelle peut encore surprendre.
La position de l'artiste - s'il n'est pas l'acteur d'un marché
de l'art - peut être privilégiée à cet égard.
La poésie d'un Guillevic dans son trajet de la catastrophe d'exister
à l'expérience d'un vide en quelque sorte générateur
est assez typique d'une vie spirituelle qui par delà toute croyance
aurait à voir avec une Foi plénière. Mais est-ce
si loin d'un christianisme qui aurait renoncé à la mythologie
?
Je ne crois
En aucun dieu.
Je ne crois pas
à l'étoile qui vous guide.
Je ne crois pas
à la tourmente
Qui vous emporte
Et vous mène à bon port
Je crois.
(inédit de 1987)
Gilles Herlédan
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