Biographie
Jean Sulivan, malgré son nom,
n'a pas d'ascendance irlandaise, il porte un nom d'emprunt, comme un
masque de protection. De son nom véritable Joseph Lemarchand, il a vu
le jour, le 30 octobre 1913, dans une famille de métayers de Montauban-de-Bretagne,
gros bourg situé entre Rennes et Saint-Brieuc, en ce pays-frontière
de l'ancien diocèse de Saint-Malo. Son père mort au front dans l'Argonne,
dès 1916, il sera durablement affecté par son absence ; il se
disait « fils de tué », solitude que ne fera qu'accentuer
le remariage de sa mère, Angèle Delaunay, avec Victor Recan,
un agriculteur un peu plus aisé. Il aura quatre frères et sœur à la
ferme de Fontenigou, aux portes de la ville.
Enfance de pauvre, attaché à la terre, respirant
une vie de bonheur simple bienheureusement accordé à la pluie,
au soleil, au froid, sans savoir que j'étais heureux. Devance tout adieu décrit bien l'atmosphère
familiale, en réalisant un portrait attachant de sa mère. Peut-être
par l'influence contrastée d'un oncle prêtre, et le poids des coutumes
locales, sa voie semble presque toute tracée, le voilà au petit séminaire
de Chateaugiron dans le climat d'un pensionnat qui lui pèse, tout en
lui permettant de se réfugier dans les livres. Il y sera condisciple,
un moment, de Henri Le Saux
qui deviendra, de moine à Kergonan, ermite
dans les montagnes sacrées de l'Inde ; il le retrouvera plus tard,
en Inde, comme en témoigne Le
plus petit abîme et ce sera l'occasion d'une « naissance »
intérieure. Chez
lui, en famille, sa mère l'honore d'une manière particulière, il est
en quelque sorte prédestiné à être différent, séparé. Appliqué et volontaire,
Joseph Lemarchand poursuit une scolarité brillante et humaniste.
Après quelque temps, il entre, en 1932, au grand Séminaire de
Rennes où il se coule dans la formation proposée, tout en percevant
déjà la mutation qui se préparait. « On peut exceller en
théologie, en vie spirituelle, en piété même, avec un cœur parfaitement
sec. » Ordonné
prêtre en 1938, il est nommé professeur de français au collège Saint-Vincent
de Rennes où il enseignera en autodidacte, plus tard, aux classes préparatoires.
Sulivan n'avait pas les diplômes traditionnellement
requis. Sa formation est celle d'un libre chercheur qui fréquente en
auditeur libre les cours en lettres et en sciences humaines avant de
vivre des stages en usine à la manière des prêtres-ouvriers, à Paris.
Après quoi il revient à Rennes comme aumônier fédéral des mouvements
d'Action Catholique. La disparition de sa mère en 1965 sera le ressort
de l'expérience intérieure radicale. Entre-temps, il avait pris une
place importante dans la vie rennaise, partagée entre son rôle d'éducateur
au collège Saint-Vincent dès 1938, son engagement dans l'animation culturelle
rennaise à partir de 1944 et sa présence liturgique au Carmel de Rennes
à partir de 1946. Il est devenu un notable, au moins un animateur reconnu
du cinéma Il commence discrètement à publier quelques romans
comme Le voyage intérieur
(1958), et bientôt des essais : Provocations
(1959), Le prince et le mal (1960). Sa préoccupation unique, semble-t-il, est de
trouver un langage nouveau pour atteindre le contemporain, lui faire
comprendre par un autre biais les mots de la foi. D'emblée, il provoque
des réactions outrées de collègues ou de fidèles, désarçonnés par le
ton parfois provocateur. Sulivan
est un homme de fidélité et de coupures. Sa vie connait quelques-uns
des changements radicaux qui sont autant d'occasions d'une nouvelle
naissance. La familiarité des mystiques le conduit sur les chemins des
renversements ; le thème de la mutation, de la sortie et plus encore
de la naissance reviennent sous sa plume. Il naît sans doute en Bretagne
mais aussi dans la lumière de
l'Italie où il voyage sur les traces de Nietzsche ou encore en Inde
sur les pas d'Henri Le Saux. En fait, les
voyages entrepris sont des voyages intérieurs. Il aura accompagné son
ami Henri Le Saux dans un dialogue avec l'âme indienne dont on n'a sans doute pas encore mesuré la portée.
Même si le travail d'écriture le fixe durablement à son bureau, Sulivan
aime non seulement les marches solitaires en montagne mais aussi les
voyages, les explorations, Sulivan
obtient en 1967, à cinquante-quatre ans, de partir « en littérature »
à Paris ; le cardinal Roques le dégage de toute mission. Il peut
se lancer dans une carrière littéraire qui lui fera produire une trentaine
d'ouvrages. Il mène alors une activité de lecteur puis de directeur
de collection chez Gallimard et d'écrivain, tout en gardant ses distances
avec les milieux officiels. Des amitiés, importantes, se nouent avec
Brice Parain, Jean Grosjean, mais aussi Eugène Guillevic, Jean Steinmann,
voire Stanislas Breton et plus lointainement Michel de Certeau,
plus tard Jacques et Laurence de Bourbon-Busset.
Il écrit une première série de treize livres, romans
et essais, et après un temps de retrait qui précède la sortie de Joie errante (1974) en partie lié à une
crise sentimentale, il reprend son écriture pour produire à nouveau
une dizaine d'ouvrages reconnus et attendus. Il alterne voyages et écrits,
mène une vie intense d'écrivain et de chroniqueur. À partir de 1973,
grâce à l'amitié de Mgr Rhodain, il commence
une série de « Bloc-notes » dans Messages
du Secours Catholique puis vient la rubrique « Parole du passant ».
Les lecteurs des revues Panorama et
Messages du Secours Catholique apprécient ses billets fervents
et roboratifs. Une correspondance s'installe avec de nombreux lecteurs,
« mes lecteurs, ma paroisse » aimait-il à dire, et ses livres
sont parfois un dialogue prolongé avec des lecteurs anonymes. Matinales
en particulier est salué et
apprécié. Il y fait un retour appuyé
à l'Évangile, suite à la rencontre de Marcel Jousse, dont il publie
Anthropologie du Geste. Alternent temps de rencontres et d'amitié,
et temps de solitude à la table d'écrivain. Matinales,
ample et serein sera suivi de La
traversée des illusions ; c'est l'expression de son
Itinéraire spirituel. Tel est le nom que
prendra bientôt cet écrit dans l'édition de poche Gallimard. C'est comme
si son œuvre de romancier lui avait permis d'atteindre une vérité sur
lui-même et un chemin pour l'Église de ce temps qu'il pouvait livrer
largement. D'une certaine manière, sa prière d'homme y est entièrement
contenue. Les dernières œuvres : Miroir
brisé, L'Exode en seront des reprises. Il se déplace plus facilement à la rencontre des
groupes qui l'appellent. C'est une telle rencontre au Centre de On
sait que c'est un accident de la circulation qui l'emporte, il
meurt le 17 février 1980 et c'est à Montauban-de-Bretagne, dans
la tombe familiale qu'il est inhummé. Sulivan
n'est pas un théologien, c'est un « raconteur d'histoires ». Son confrère
et ami Jean Lemonnier avait bien raison de ne conserver de lui que la
sève et l'étincelle. Sulivan n'est pas un dogmatique et son style est
volontairement délié et déstructuré par endroits. Il est inutile de
chercher dans son œuvre quelque théorie nouvelle ou un point de vue
inédit sur tel dogme. Mais son écriture vive est comme il le dit : écrite
avec le sang. Il témoigne ainsi de l'indépassable expérience intérieure.
Joseph Thomas |