La fatwa d'Onfray
Le Vatican avait bien sûr
lancé une fatwa contre la psychanalyse dans les années 50
: " le catholique ne peut adhérer à la doctrine psychanalytique;
il ne peut l'accepter, il ne peut se soumettre au traitement psychanalytique;
un catholique ne doit pas confier ses propres malades au traitement des
psychanalystes. " Bien des clercs se sont très vite émancipés
et ont appris à connaître la psychanalyse puis, certains,
y ont contribué avec talent suivis par bien des laïcs en quête
spirituelle..
Il est piquant de voir Onfray ériger à nouveau le bûcher.
Il se fait Grand Inquisiteur du lit de Freud et imprécateur contre
le pouvoir de la caste rapace des analystes. Cependant, même sous
sa plume, rien de neuf dans les griefs ! Il y a beaucoup de déjà
lu dans son réquisitoire protéiforme.
La psychanalyse : un délire de Freud auto-justifié ?
Si on lit quelques-uns de ses textes les plus connus, on constate que
Freud s'est employé à critiquer ses théories. On
considère assez généralement qu'il a remanié
sa pensée (dans les années 1920) à partir d'observations
cliniques mettant en évidence la puissance de la compulsion de
répétition - cauchemars, souvenirs traumatiques, conduites
d'échec, arrêt des cures quand la guérison menace.
Phénomènes qui le surprennent dans la mesure où se
découvre un " Au-delà du principe de plaisir "
qui semble contredire la recherche de satisfaction. Jacques Lacan donnera
dans ses travaux une formulation de la jouissance permettant de rendre
compte de cette sorte d'extravagance bien déconcertante du psychisme
humain. Décidément " l'économie psychique "
n'est pas celle de l'acteur rationnel - si cher à nos économistes.
Reprocher à Freud d'avoir fait évoluer sa théorie
en fonction de ses observations dans le temps même où on
l'accuse d'avoir une pensée dogmatique relève d'un beau
manque de rigueur intellectuelle ! L'histoire de la psychanalyse est-elle
si peu connue d'un érudit comme Onfray qu'il ignore les débats
et controverses qui ne cessent d'animer la communauté des analystes
?
La psychanalyse : une secte hégémonique?
Par cette mise en garde - qui fleure par trop la " théorie
du complot " - Onfray prétend prévenir un public abusé.
Il prend ainsi la posture de leveur de lièvre qui lui est assez
familière et réjouit toujours qui croit que des secrets
lui sont révélés.
Mais l'hégémonie supposée de la psychanalyse ne tient-elle
pas au fait qu'elle s'inscrit dans un désert théorico-pratique
aussi désespérant que désespéré : on
y voit mieux les oasis ! Le siècle passé n'a pas eu besoin
de la psychanalyse pour déconsidérer - par deux guerres
mondiales, des totalitarismes variés, des génocides, la
permanence de la faim dans le monde - bien des morales, religions, philosophies
et pas mal d'usages de la science au service de la violence et de l'oppression.
Le libéralisme aujourd'hui liquide sans barguigner la politique
réduite à cautionner de véritables hold-up sur des
nations entières.
Et tout cela serait la faute de l'auteur de " Malaise dans la civilisation
" ?
Où est l'hégémonie de la psychanalyse au regard de
celle du marketing de l'industrie pharmaceutique auprès du grand
public ? Pensons à la mise " à disposition " des
enfants des molécules influençant le comportement (cf. le
modèle de la Ritaline ®), à l'offre faite aux adultes
de " réponses" à leur irresponsabilité
- (cf. Alli ® pour réguler le comportement alimentaire par
un dressage pavlovien). Paradigmes pour fonder à l'avenir les politiques
de " santé mentale " sur la chimie et le conditionnement.
Par ailleurs, et Onfray devrait y être très sensible et ne
pas se tromper de cible, l'hégémonie est maintenant du côté
de la puissance publique qui tend, plus ou moins ouvertement, à
définir des bonnes et des mauvaises théories - l'admettrait-il
pour la philosophie ou l'histoire ? La question de l'autisme est typique
à cet égard. Les médias - comme France Inter, il
y a peu, au " Téléphone sonne " - font l'éloge
des TCC (thérapies cognitivo-comportementales) et dénigrent
la psychanalyse sans la moindre réserve. C'est que nous en sommes
arrivés aux évidences
Un philosophe devrait se demander
quelles fonctions idéologiques elles sont appelées à
remplir, car l'Histoire nous apprend, n'est-ce pas, ce qu'est la fonction
délétère des évidences.
La psychanalyse est dangereuse et
inefficace :
On s'amusera un instant de la consistance logique de ce doublet très
classique. On n'éludera pas le cas où l'erreur du médecin
conduit à laisser sans soins une maladie organique. Mais on pourrait
aussi - en bonne justice - étudier les cas où le bistouri
a remplacé la parole et noter la résistance considérable
de la médecine " scientifique " à seulement envisager
la complexité d'une demande de soins, d'une plainte.
À défaut d'être dangereuse, il faut que la psychanalyse
soit inutile. Selon les propos de M. Onfray au " Grain à moudre
" sur France-Culture, la psychanalyse s'adresse aux bourgeoises oisives
qui ont des " états d'âme ". Il est encore en 1850
- la nervosité essentielle des femmes ! Ou avec Jdanov et Lyssenko
! Psychanalyse (science) bourgeoise ! L'appel à la rééducation
- la rédemption ? - par le travail n'est pas loin. Et l'on sait
le sort fait à la psychanalyse dans les régimes totalitaires.
M. Onfray dit aussi que la psychanalyse ne peut pas traiter les "
vraies " souffrances résultant de l'oppression sociale. Dans
sa tour d'ivoire le psychanalyste - bourgeois - est un agent de l'idéologie
régnante et détourne ses patients de l'action collective.
Il inculpe chacun du malheur qu'il éprouve et consolide ainsi l'aliénation
sur laquelle il prospère. Pourquoi Onfray reprend-il le reproche
sempiternel du prix élevé des séances. Qu'il s'en
réjouisse plutôt : cela épargne au plus grand nombre
d'être victime de cette funeste entreprise ! Mais il devrait savoir,
cependant, que la psychanalyse est accessible gratuitement dans diverses
structures publiques ou privées. Bien loin de conforter les hommes
dans la croyance en un destin opaque qui les écrase anonymement,
le travail analytique questionne la part que prend chaque sujet à
ce dont il se plaint. Avant de crier au scandale du politiquement incorrect,
peut-être faut-il envisager là les premiers pas sur des chemins
de liberté
Est-ce si inutile et dangereux ?
Il est presque impossible en peu de mots de réfuter toutes les
critiques que M. Onfray adresse à la psychanalyse. Pour ce qui
concerne l'histoire - parfois falsifiée sans vergogne -, É.
Roudinesco a répondu avec précision . Mais, au fait, une
question se pose : que sait-il de la psychanalyse, notre procureur ?
Ignorance et préjugés :
Sa lecture de textes freudiens - en quelques mois, dit-il - et de textes
de militants notoirement opposés à la psychanalyse (dans
le fil du Livre noir
, Ed. Les Arènes)
C'est quand même
léger malgré l'hyperbole du style ! On aurait aimé
que notre pamphlétaire se fasse un peu anthropologue, entende des
personnes qui ont une expérience concrète de la psychanalyse
et ont le sentiment qu'elle les a aidées mieux qu'aucune de leurs
nombreuses recherches d'aide. Car, contrairementà l'opinion courante,
le recours au traitement psychanalytique n'est presque jamais effectué
en prime intention et il semble même que la plupart des futurs "
analysants " ont cherché à éviter durablement
une telle expérience. Tout le monde n'est pas Woody Allen !
On ne pourra sans doute jamais quantifier le " rendement " d'une
cure, établir qu'elle était nécessaire ou réaliser
des expériences en double aveugle avec placebo ! On ne dispose
que de témoignages
faut-il cependant leur dénier leur
valeur de parole au nom de la furie évaluatrice qui envahit tout
l'espace de nos actions et relations ? Mais en ce domaine, la passion
conduit à retenir comme preuve à charge, le fait même
que des personnes témoignent en faveur de l'analyse : c'est qu'elles
sont devenues dépendantes ! Les contempteurs sont, eux, assurés
de leur indépendance
Notre libertaire dionysiaque peut-il croire
que pour tant d'hommes, de femmes, d'enfants, la répétition
des échecs, l'impossibilité d'accorder un tant soit peu
son désir et sa volonté, de pouvoir se lever matin, de ne
pas se défier de son propre corps
toute cette souffrance,
ne sont que des vésanies d'oisifs ? Il est si " solaire ",
lui ! Que propose-t-il pour ceux qui ne sont pas " doués pour
le bonheur " ? Un petit tour sur Internet et les sites de coaching
M. Onfray ignore que la prise en charge de
la souffrance psychique dans les hôpitaux (psychiatriques ou généraux),
les soins ambulatoires qui préviennent ou modèrent l'exclusion
sociale et réduit la chronicité asilaire se sont trouvés
réellement modifiés par la réflexion psychanalytique.
Car l'apport de la psychanalyse ne se limite pas à la pratique
de la " cure-type sur le divan ", mais permet de concevoir,
discerner et moduler ce qui s'élabore dans les échanges
complexes tels que les demandes de soins, les processus de dépendance,
les phénomènes d'identifications massive et aliénante,
l'exaspération de la violence dans la sollicitude elle-même
Ces instruments intellectuels et quelques
autres aident à comprendre et traiter - pas toujours forcément"
guérir ", c'est vrai - la " folie ", l'angoisse
déferlante, d'accorder aux plus démunis une vraie considération.
Ainsi des équipes affrontées aux détresses corporelles
et mentales très lourdes, très chroniques, restent vivantes,
accueillantes, utiles. C'est ce que la dictature du médicament
et du dressage comportementaliste, croisée avec celle de "
l'évaluation " et de la rentabilité va mettre à
mal tandis qu'on vendra de l'audit et du management pour palier - à
prix d'or - dans les équipes et auprès des " usagers
" la violence ainsi créée.
À front renversé :
Le libertaire s'est fait libéral et ne le sait pas ! D'une main
mal maîtrisée, il tire sur son propre camp ; car enfin, on
le supposait du côté de l'esprit, de la singularité,
du désir. Le voilà scientiste, normatif et moraliste. Il
sait ce qu'est le bonheur et les moyens d'y parvenir : se débarrasser
de l'inconscient et du langage, toujours attribuer à une cause
externe les souffrances internes, saturer le désir par des objets.
Pour gérer cela : de l'influence et de la gouvernance, voilà
la solution. On va nous apprendre à vivre ! C'est l'avènement
du grand marché du bonheur où il faut consommer le consommable
sous peine d'être soigné, rééduqué ou
exclu.
Celui qui voulait briser les barrières
mentales de l'Université, promouvoir la subversion créatrice,
se défier des propagandes se retrouve objectivement l'allié
des vendeurs de " parts de cerveau libre ", des plus réactionnaires
à l'égard de la maladie mentale, des lobbies du médicament
et des tenants du management et du conditionnement généralisés
de l'école à l'entreprise, en passant par l'hôpital
et le lit conjugal.
L'homme que dessine M. Onfray dans son dernier
opus, c'est l'homme machine, le travailleur-consommateur-jouisseur parfait
! Descartes en était resté aux animaux ! Il faut repenser
au Golem, avec son petit ruban-programme dans la tête pour faire
exactement ce qui est attendu et utile sans connaître ni angoisse,
ni refus, ni panne. L'homme nécessaire à la " fin de
l'histoire " pour le triomphe du libéralisme. Pas de désir
mais des besoins, pas d'inouï pour que souffle la surprise de l'Esprit,
pas d'espace pour la liberté : la plénitude d'un monde mort.
L'extrême violence de la perfection.
Gilles Herlédan
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