Les Lectures de Pierre Tanguy...
Notes de lecture (décembre 2018) Marc Baron : Ô ma vie Marc Baron écrit pour les enfants et pour les « grands enfants » que nous pouvons devenir en lisant des poèmes. Ô ma vie, son dernier recueil, est destiné à tout le monde. L’auteur nous parle – à mots feutrés – de sa vie. Et donc aussi de la nôtre.
Comment ne pas être saisi par les premiers vers de ce recueil : « Ô ma vie / tu m’en fais voir / de toutes les couleurs // La mort de mon père / et l’oiseau dans la boue ». Exercice de dédoublement. Le poète s’adresse à sa vie comme à quelqu’un à la fois d’extérieur et d’intime. Il lui parle comme à un compagnon de fortune et d’infortune. « Ô ma vie / tu m’en fais voir / de toutes les couleurs (…) moi le daltonien dont on se moque / lorsque je cueille une pomme verte ». Marc Baron ne durcit jamais le trait mais il sait nous dire qu’il a « des bleus partout » et qu’il fuit « la bêtise humaine ». Aussi appelle-t-il volontiers au sursaut. « Ô ma vie révolte-toi toujours / n’accepte plus bonimenteurs / ni compromis ». Mais comment faire face quand la vie vous bouscule ainsi, quand le sang coule « pour une broutille ou pour la guerre » ? Le poète part sur sa « voie verte » et « tire allègrement un wagon de poèmes ». Pour s’aérer l’esprit et carrément pour survivre, il fait aussi beaucoup de « pompes ». Soulevant des haltères, il peut soulever sa « rage ». Et en musclant ses « deltoïdes », il muscle son cerveau. Marc Baron ne nous propose pas pour autant un traité de bien-être ou de résilience. Ses poèmes ne fredonnent pas les airs à la mode. Ils creusent le sens de nos existences au-delà des traités de sagesse que l’on voit fleurir dans les devantures. « Ô ma vie, ma bien vivante / et mon étoile morte quand je m’éteins / pour un oui ou pour un non ». Son livre est un hymne à cette vie qu’il chérit au fond. Mais sans illusion ni concession. « Pas d’amour qui ne fasse mal // Pas de moisson sans guérison ». Le poète lit Rimbaud ou se met au piano, accueille le jour comme il le faisait enfant quand le soleil du matin inondait son lit. Marc Baron a créé le salon du livre jeunesse de Fougères. Il n’a pas quitté sa jeunesse, son enfance. Et fait d’ailleurs cet aveu : « Ô ma vie / je ne fais pas mon âge ». Ô ma vie, Marc Baron, avec des dessins de Frédéric Coyère, éditions La rumeur libre, 47 pages, 14 euros.
Reza Sadeghpour : Le bris lent des bouteilles
Il est Iranien. Il a trente-quatre ans et il est déjà reconnu dans son pays comme un très grand poète. Reza Sadeghpour – avocat dans le civil, à Ispahan – a obtenu en 2015 le « Prix du recueil de l’année » décerné lors du Festival de la poésie persane contemporaine pour son livre Le bris lent des bouteilles. Ce livre est aujourd’hui publié en France dans une édition bilingue. Avec Reza Sadeghpour il ne faut pas s’attendre à des grandes envolées lyriques ou mystiques. Non, nous sommes ici dans le minimalisme, ce qui n’empêche pas que cette poésie soit riche de sens et garde des accointances avec la poésie classique iranienne. Le jeune auteur a été marqué, comme tous les poètes de son pays, par l’écriture de Hafez (1320-1389) et aussi d’Omar Khayyam (1050-1123). Mais Sadeghpour aborde la poésie dans une autre « posture » que ses illustres prédécesseurs. Il est sans doute plus proche des banalités de la vie quotidienne et élabore une autre architecture des poèmes avec des mots comme empilés les uns sur les autres. Plus fondamentalement, « l’ambiguïté est le maître-mot de la poésie de Reza Sadeghpour, qui compare sa poésie à un lac calme et limpide où viendraient se mêler les eaux noires de rivières agitées », notent ses deux préfaciers.
Les poèmes – au nombre de 46 dans ce livre – sont brefs. Une dizaine, une quinzaine de mots. Souvent pas plus que dans un haïku, un genre poétique auquel on pense volontiers quand on lit certains de ses courts textes. « Cerisiers en fleurs / moineaux joyeux / une ligne blanche / fait du ciel deux moitiés, / mes dents /hélas / cette année / noircissent ». Il faut dire que, pour ce qui est de la concision et de l’art de saisir la banalité des jours, Sadeghpour a de qui tenir. Avant lui, Sohrab Sepheri (1928-1980) avait, dans L’Orient de la tristesse, repris l’atmosphère si particulière du haïku japonais (« Une ride plie la face d’un étang / Une pomme roule sur la terre / Un pas s’arrête, la cigale chante »). Plus récemment, Abbas Kiarostami (1940 – 2016) avait carrément fait le choix d’écrire des haïkus persans tels qu’on les découvre notamment dans ses deux livres Avec le vent (P.O.L.) et Un loup aux aguets (La Table ronde). Lisant Le bris lent des bouteilles, comment ne pas penser à ces quelques vers du cinéaste-poète. « Une bouteille cassée / déborde / de pluie de printemps ». On retrouve donc chez Sadeghpour ce détachement propre au haïku et cette sensibilité au passage des saisons : « cette année l’automne /a duré quatre mois : / les feuilles du figuier / ne tombaient pas ». Et cette attention soutenue à ce qui nous entoure: « Il interrompt sa prière / pour faire boire un oiseau / dans le creux de sa main… » Mais contrairement aux grands maîtres japonais du genre, il y a dans ce livre une forte dose d’amertume. Si l’on devient poète à cause d’une femme que l’on a perdue (comme dirait Stendhal), alors on peut faire ici le constat de la perte et du manque. C’est ce qui signe fondamentalement ce recueil. « L’amoureux / connaît ce sort : / une cigarette / à ses lèvres attristées / et des sanglots / tels des trémolos », écrit le poète. Ou encore ceci : « les photos au-dessus du lit / les narcisses dans le vase / les bougies /peuvent témoigner / que personne n’était là /pas même moi /à l’heure /où tu n’es pas venue ». Le bris lent des bouteilles, Reza Sadeghpour, traduit du persan et préfacé par Amin Kamranzadeh et Franck Merger, éditions Cheyne, collection D’une voix l’autre, édition bilingue, 110 pages, 22 euros. Henry David Thoreau : Je vous inonderai de lettres
Qui a lu et aimé Walden ou la vie dans les bois de Henry David Thoreau ainsi que son Journal ne peut qu’être curieux de découvrir sa correspondance. Le célèbre écrivain américain (181 – 1862) a été un épistolier assidu. Le premier tome de ses lettres, que La Part Commune publie aujourd’hui, couvre la période 1834 – 1846. Le jeune Thoreau a alors entre 17 et 29 ans.
Quand débute sa correspondance, il est étudiant à l’université Harvard où il obtient son diplôme en août 1837. Il devient instituteur à l’école publique de Concord, sa ville natale dans le Massachusetts, mais démissionne très vite et entame la rédaction de son Journal. En 1838, il ouvre sa propre école avec son frère John. Il y enseigne jusqu’en 1841, date à partir de laquelle il renforce ses liens avec Ralf Emerson, fondateur du mouvement transcendantaliste, à qui il apporte son aide pour la rédaction du Dial. En 1842, Thoreau publie L’histoire naturelle du Massachusetts (La Part Commune, 2014). Puis le voici en 1843 précepteur des enfants du frère d’Emerson à Staten Island. C’est en 1845 qu’il commence la construction de sa cabane à Walden, un étang boisé près de Concord où il s’installe le 4 juillet. Telle est la trame sous-jacente de cette correspondance de jeunesse où l’on découvre un Thoreau intime multipliant les lettres à sa mère, à sa famille, à ses anciens amis de promotion d’Harvard, à Emerson bien sûr, et à tant de personnes qui commenceront très vite, à s’intéresser au contenu de ses articles et bientôt à ses conférence. « On y découvre, loin de la légende d’ermite des bois que la postérité lui a faite, un être éminemment sociable et attentif à ceux qui lui sont chers », souligne Thierry Gillyboeuf qui a établi, préfacé et annoté cet important ouvrage contenant pas moins de 144 lettres. On y découvre aussi un homme déjà en rupture avec les institutions et la vie sociale. « Force m’est d’avouer que j’ai tendance à considérer les métiers et professions comme autant de pièges que le Diable pose pour capturer les hommes », écrit-il dans une lettre du 14 mars 1842. On le découvre enfin délibérément engagé du côté des abolitionnistes ou des défenseurs des Amérindiens. Sa correspondance apporte également d’utiles renseignements sur les phénomènes migratoires qui touchent, à cette époque-là, la côte est de l’Amérique. Ainsi Thoreau nous parle-t-il des ouvriers anglais « que l’on reconnaît à leurs visages pâles et à leurs main tachées » ou encore de ces Norvégiens « qui emportent avec eux leurs outils agraires à l’ancienne dans l’Ouest, et qui n’achètent rien ici de peur d’être floués » (lettre du 1er octobre 1843)
Mais l’homme de Walden, celui de l’immersion dans la nature, pointe déjà le bout du nez. « Mon tempérament me porte à observer la nature avec la même sympathie spontanée que l’herbe aux yeux bleus dans la prairie scrute la face des cieux » (lettre du 21 juillet 1841). « Chaque brin d’herbe dans le champ, chaque feuille dans la forêt fait le sacrifice de sa vie quand la saison est venue avec autant de grâce qu’il a ou qu’elle a mise à pousser » (lettre du 11 mars 1842).
Il y a dans cette correspondance d’innombrables pépites de ce type. La lecture peut devenir un vrai enchantement au sein d’une correspondance qui s’éparpille, parfois, dans des considérations plus terre à terre parce que liées à des questions matérielles ou de gestion du quotidien. Et cela est bien normal. Mais Thoreau n’est jamais ennuyeux. Ses lettres nous révèlent – s’il en était besoin – la profondeur de sa pensée et ses qualités littéraires. Surtout quand la correspondance est l’occasion, comme elle l’était au 19e siècle, d’exprimer des sentiments très intimes. « Vous me faites l’impression de vous exprimer depuis des cieux dégagés et inaccessibles, où l’on peut se retrouver pour peu que l’on s’élève. Votre voix ne semble pas en être une, mais venir autant des cieux d’azur que du papier », écrit-il dans une lettre du 20 juin 1843 à Lidian Jackson Emerson, la femme de son ami Emerson, dont il était secrètement amoureux. Thoreau en amoureux transi : on connaissait moins. Je vous inonderai de lettres, Henry-David Thoreau. Correspondance générale, tome 1 (1834-1846). Édition établie, préfacée et annotée par Thierry Gillyboeuf, La Part Commune, 445 pages, 22 euros. Thierry Gillyboeuf est l’auteur de Henry David Thoreau, le célibataire de la nature (Fayard, 2012)
Notes de lecture novembre 2018
Cécile A. Holdban : Toucher terre La poésie de Cécile A. Holdban touche à l’intime mais demeure en permanence auréolée d’une forme de mystère. La poète creuse l’énigme de la vie. « Il restait une fleur / sur terre / pour l’éclairer », écrit Cécile A. Holdban, comme en écho à ces mots de Philippe Jaccottet : « Prends cette fleur pour t’éclairer dans la traversée des jours ». Mais si l’écriture de l’auteure a parfois des accointances avec celle du grand poète français, son univers poétique la rattache plutôt à une veine d’écrivains anglo-américains qui lui sont chers (Kathleen Raine, Sylvia Plath…) et, encore plus, à ces auteurs des ex-pays de l’Est, notamment hongrois, pour lesquels elle éprouve une affection (littéraire) particulière. Pas étonnant : Cécile A. Holdban est d’origine hongroise et mène à la fois un travail d’écrivain et de traductrice d’ouvrages publiés en hongrois ou en anglais. Elle introduit d’ailleurs, volontiers, dans ses propres recueils, des textes d’auteurs qu’elle traduit et qu’elle aime particulièrement. C’est encore le cas, dans son nouveau livre. Elle y publie notamment des poèmes de Sandor Weöres (1913-1989), considéré comme l’un des plus grands poètes hongrois, de Janos Pilinszki (1921-1981), poète et dramaturge également hongrois, mais aussi des Américains Howard Mc Cord ou Linda Pastan. À propos de ce nouveau livre de Cécile A. Holdban, son éditeur affirme qu’il « impose avec une sûreté et une délicatesse infinie un monde troublant et magnifique, peuplé d’obscures menaces et des grâces envoûtantes ». Les obscures menaces sont là quand « l’aube s’efface », et « la lune rouille », quand « les arbres au loin noircissent » ou quand « le corps est bien là », mais que « le cœur se fige ». Les grâces envoûtantes, elles, s’arc-boutent à « notre seule viatique : l’espérance secrète du printemps ». La poète peut alors s’émerveiller et noter que « les yeux rubis des groseilles ouvrent des milliers de paupières » et se mettre à l’écoute de « la respiration palpitante de la pluie mêlant le sang des fleurs à la terre ». Entre les « menaces » et les « grâces », il y a cette « obstination à chercher / l’étincelle, la part / manquante ». Car Cécile A. Holdban nous dit avoir « plongé dans le monde avec emportement ». C’est cette énergie vitale (native) qui continue à l’animer. Elle est demeurée « la fillette qui s’élance » en quête de « cette violence joyeuse, cette libération dans le jaillissement de certaines sources ». Car, s’il y a « l’hiver du monde », il y a aussi cette femme qu’elle est (et que l’amour éclaire) dont le « corps déborde » et dont la « tête chante ». Toucher terre, Cécile A. Holdban, Arfuyen, 115 pages, 14 euros.
Thierry-Pierre Clément : Approche de l’aube
Que de paroles inutiles, en effet, ne pourraient être dites pour parler de « la beauté » de « l’ivresse », de « la joie », de « l’espérance, du « secret »… Ce sont les titres de certains de ses poèmes, autant de beaux thèmes philosophiques que l’auteur aborde en quelques vers bien frappés. Pour parler de « l’ignorance », il y a ces simples six vers : « Papillon fou / entre lampes et fenêtres / affamé d’espace // tu ne vois pas / la porte ouverte / sur le jardin ». Poèmes brefs, donc, tendus. Jusqu’à l’épure du haïku ou à ce qui y ressemble dans ces trois vers : « Chant de la grive / même le merle // écoute ». Mais il n’y a pas chant béat dans ce recueil. Car il y a, nichés quelque part, la blessure et le manque. « Les poèmes me requièrent / je ne puis que m’y livrer / comme un captif au bûcher ». Voici donc le poète évoquant ses « paradis perdus ». Étreintes de la nostalgie et, sans doute, chagrins enfouis. « Tu regardes se perdre / ce qui n’est pas venu / s’achever le printemps / qui n’a jamais été ». Et, plus loin : « Ce qui est perdu / ce qui s’en est allé // qui a disparu / qui ne reviendra pas // à quoi l’on ne s’arrête pas / de dire adieu ». Mais il y a toujours un pays derrière le chagrin. Une aube nouvelle après la chape noire des désillusions. Il y a l’approche de l’aube. « Ce recueil retrace un itinéraire qu’on osera dire mystique, même si Thierry-Pierre Clément se garde de toute affirmation religieuse », note très justement Jean-Pierre Lemaire dans la préface du recueil. Voici donc le poète « assis au seuil de la cabane / la nuit close derrière / le jour ouvert devant ». Il peut alors chanter « l’inépuisable sang des arbres et des chemins », « la douceur du vent sur l’épaule » ou « l’ivresse mauve des lilas ». De nouveau un feu intérieur brûle et l’on peut remonter « jusqu’à la source ». Auparavant le poète aura « roulé la pierre » sur ses chagrins. Approche de l’aube, Thierry-Pierre Clément, préface de Jean-Pierre Lemaire, éditions Ad Solem, 117 pages, 19 euros.
Jean-Pierre Boulic : L’eau
de la grève est si bleue
Le poète breton – il
vit à la pointe nord-ouest du Finistère, dans le Pays d’Iroise -
ne voit « pas autrement la poésie que parole sacrée,
c’est-à-dire éclairée pour être donnée en partage comme
nourriture spirituelle à l’inquiétude d’un monde profondément
sécularisé qui peut empêcher l’humain d’être homme ».
Il le dit lui-même dans un court texte qui clôture son livre. Et
ajoute que la poésie est toujours « le fruit d’une
expérience humaine ». Les fleurs, les plantes, mais surtout les arbres et les oiseaux (que l’on retrouve dans trois dessins, ponctuant ce livre, de l’artiste Nathalie Fréour) forment ici, à la fois, un bestiaire enchanté et un herbier d’enfance. Si dans les Évangiles « les oiseaux du ciel ne sèment ni ne moissonnent », on les découvre chez Jean-Pierre Boulic « Pauvrement habillés / Réjouis par les miettes / Tombées des mains du ciel ». Manne providentielle à quoi s’ajoute la « présence des sources » car « Qui ne viendrait s’abreuver / D’une eau si vivante ? » (le puits de la Samaritaine n’est pas loin). Des références bibliques – discrètes – innervent, en effet, ce recueil. Ici « l’estran médite » et « les anges du lieu » sont « si proches de l’invisible ». Et quand le poète arpente la grève (où l’eau est si bleue), il peut écrire : « Je crois mon pas sans vanité / Au paradis des brumes / Habité d’oiseaux gris ». Jean-Pierre Boulic
contemple le monde et n’en finit pas de s’extasier quand il
côtoie, par exemple, ces « bleuets ensoleillés / Mettant
sarrau d’écoliers ». Il inscrit aussi son dit dans cette
« terre de Bretagne » aux « profonds
horizons » et se souvient de « L’enfant tiré
d’un blanc sommeil / Par la corne de brume ». L’eau de la grève est si bleue, Jean-Pierre Boulic, dessins de Nathalie Fréour, 97 pages, 15 euros, éditions Des sources et des livres, 2, rue de la fontaine, 44 410 Assérac (2 euros de frais de port) Jean Lavoué : Levain de ma joie Chant, mélopée, incantation, louange : le nouveau livre de Jean Lavoué est à ranger du côté des ouvrages qui interrogent notre présence au monde. Et – osons-le dire – participent de cette veine mystique qui irrigue, depuis des siècles, la littérature européenne. On peut ne pas être sensible à cette poésie « frontale » qui joue, à la fois, sur le tableau de l’introspection et le l’exhortation. On peut aussi préférer tourner le dos à une écriture quasi liturgique, truffée de tous ces mots « qui font sens ». Citons dans le désordre : joie, offrande, silence, gloire, royaume, souffle, source, lumière, joie… Jean Lavoué, en effet, s’est abreuvé aux récits des Évangiles et a fait sienne les paroles prophétiques de Jean Sulivan, d’Etty Hillesum, de Christiane Singer… et de tant d’autres, chrétiens des « marges » qu’il appelle ici les « passants de l’obscur et des constellations ». Mais maintenant que le temps est « compté » (comme il le dit dans Chant ensemencé, son précédent livre) et que la maladie suscite en lui une forme d’urgence de dire et de louer, son écriture s’auréole d’une forme d’exaltation et, encore plus, de cette gratitude d’être encore au monde dans la lumière des saisons et dans la présence fraternelle de lieux familiers (le Blavet, les écluses…). Autant de « lieux communs » qui peuvent un jour « devenir révélations », comme l’écrivait Jean Sulivan. « Si je tiens mon journal entre poème et chant / Ce n’est pas par oubli, c’est pour ne pas mourir / Pour accueillir l’ivresse de se savoir ici », souligne Jean Lavoué. C’est encore une fois le Chant qui domine dans ce livre, chant synonyme de vie en plénitude que le poète François Cheng salue chez Jean Lavoué. « Ce vrai chantre, ce grand témoin, à l’heure indécise, bien avant l’aube, nous arrache à notre sommeil », écrit-il dans une lettre à l’artiste Nathalie Fréour qui accompagne de ses dessins le Chant ensemencé. Éloge de poids de la part d’un académicien saluant « l’âme noble et généreuse qu’est Jean ». L’écriture de Jean Lavoué, en effet, est là pour nous envoûter et nous embarquer. Nous faire passer sur l’autre rive car « la nuit a dispersé nos hymnes » et « nous ruons à tout-va enserrés dans la nasse ». Le poète breton écrit donc: « Nous sommes promis à bien d’autres rivages, / À des lumières pures, à des beautés sans nom, / À des fleuves inconnus surgissant de nos terres, / À des bourgeons d’azur jaillis du même tronc ». Le poète se permet même une escapade du côté de La Chesnaie à la Pentecôte 2018. Pèlerinage intime au pays de Félicité de Lamennais auquel il a consacré un livre (La prophétie de Féli, Golias, 2011) pour nous dire, cette fois, que « Tous les oiseaux de mai / Ont rendez-vous avec l’azur // Le vent signe d’un grand silence / Ce jour ébloui // Nous marcherons longtemps encore / Sous la verrière de l’aube // Acclamant la beauté / qui nous réconcilie ». Oui, la gratitude et l’émerveillement « quand les âmes se font chant » comme le dit François Cheng. Levain de ma joie, poèmes printemps 2017 - été 2018, préface d’Yves Fravalo, gravures de Marie-Hélène Lorcy, L’enfance des arbres, 167 pages, 15 euros.
Fraternité des lisières, Poèmes pour la paix 201-2018, Gravures de M.F. Hachet de Salins Nous sommes d’une source, Poèmes pour la vie 2014-2018, gravures de Serge Marzin Chant ensemencé, chronique d’une année bouleversée par la maladie, dessins de Nathalie Fréour. Chaque livre (14x20,5cm/170 pages) est illustré et proposé au prix de 15 euros chacun. Pour toute souscription et commande d’ici le 31 décembre 2018, les frais de ports sont offerts. Commande à adresser Éditions L’enfance des arbres, 3, place Vieille ville, 56 700 Hennebont
Notes de lecture septembre 2018 Yvon
Le Men : Un cri fendu en mille
Yvon le Men publie le 3e tome de son autobiographie poétique. Après l’enfance et le terroir familial (tome 1 : Une île en terre), après la découverte du monde par la littérature et la peinture (tome 2 : Le poids d’un nuage), voici les carnets de voyage du poète breton sous le titre Un cri fendu en mille. Titre sans doute inspiré par les mots du poète ami Claude Vigée cités en exergue : « L’homme naît grâce au cri ». On sait d’Yvon Le Men qu’il est un « étonnant voyageur ». Pas seulement parce qu’il anime, chaque année à Saint-Malo, des rencontres poétiques au salon du livre du même nom. Pas seulement parce qu’il convie des poètes du monde entier au Carré magique dans sa bonne ville de Lannion. Non, il est surtout cet étonnant voyageur parce qu’il a toujours eu l’humeur vagabonde. Auteur d’un Tour du monde en 80 poèmes (Flammarion), livre où il rassemblait, pays par pays, ses auteurs favoris, il est lui-même allé à la rencontre du monde, bourlinguant de la Chine au Brésil en passant par l’Afrique et l’Europe. Pas pour nous décrire des paysages ou évoquer la nature mais pour parler, d’abord et avant tout, des rencontres qu’il a faites. « Le métier de poète / n’est-il pas de vérifier le sens des mots ? », note Yvon Le Men qui part sans préjugés, avec un esprit d’ouverture teinté de compassion quand le drame et la folie des hommes viennent broyer des vies à Gaza, à Haïti, en Bosnie, au Liban et dans tant d’autres pays. « Il faut du silence / autour des morts / pour entendre leur vie ». Citoyen du monde, il n’évacue pas pour autant les différences. « Toutes elles sont noires / je suis tout blanc / sauf une trop blanche parmi les noires », constate-t-il dans une école de Port-au prince. Parlant plus loin de son ami haïtien Bonel Auguste, il écrit : « Il ne vivrait pas dans mon pays / je ne vivrais pas dans le sien // trop silencieux pour lui / trop de trop pour moi // même si nous sommes frères /fils du même père / sur la même terre // malgré l’océan / le ciel / la moitié d’un globe / qui nous sépare ». Tout le Men est là dans ce type d’affirmation. Dans le fond et dans la forme. Cette manière à lui de faire surgir les mots entre les blancs. De leur donner du poids, en poète qu’il est et dont il revendique le statut. « Dans l’avion, mon voisin m’avoue son métier. Policier en chef. Poète, je réponds. Il se rend à un congrès international contre le terrorisme et je vais rendre hommage à un ami dont les vers sont encore sur les lèvres des habitants de Sarajevo. Il y a trois ans, Izet Sarajilic mourait. De chagrin, mais en chantant, malgré les récents massacres ». Cet hommage à ses frères en poésie parcourt le recueil. Le Men se rend sur la tombe d’Ezra Pound à Venise, nous parle du poète chinois Li Zhiyi et devant la maison de Du Fu, il lira un de ses poèmes écrits en 2015 après avoir lu un poème écrit en 745 par le poète chinois. Chez les deux auteurs – le Breton, le Chinois – une même approche de la vie simple, un même regard bienveillant sur les gens de peu. « naître / vivre / mourir // parfois du mauvais côté de la vie // si je regarde par ses poèmes / je verrai sûrement ce qu’il verrait / s’il vivait aujourd’hui // la vie/du vendeur de kiwis / du rémouleur // de la femme qui porte son restaurant / sur son vélo ». Un cri fendu en mille (Les continents sont des radeaux perdus, 3), éditions Bruno Doucey, 157 pages, 16 euros.
Thierry-Pierre
Clément : Approche de l’aube
Avant l’aube, il y a le noir, l’obscur. Avec l’aube surgit la lumière. Thierry-Pierre Clément, poète bruxellois, entend être le témoin – jamais lassé – de cette évidence. Veilleur lui aussi, comme tant d’autres poètes en quête de « l’indicible » et de « l’invisible ». Qu’il se trouve « dans la montagne », « sous les arbres », ou « avec les fleurs », Thierry-Pierre Clément multiplie les exercices de contemplation. « Les paroles sont inutiles / être simplement là / présent devant le monde / présent devant la rose ». Que de paroles inutiles, en effet, ne pourraient être dites pour parler de « la beauté » de « l’ivresse », de « la joie », de « l’espérance, du « secret »… Ce sont les titres de certains de ses poèmes, autant de beaux thèmes philosophiques que l’auteur aborde en quelques vers bien frappés. Pour parler de « l’ignorance », il y a ces simples six vers : « Papillon fou / entre lampes et fenêtres / affamé d’espace // tu ne vois pas / la porte ouverte / sur le jardin ». Poèmes brefs, donc, tendus. Jusqu’à l’épure du haïku ou à ce qui y ressemble dans ces trois vers : « Chant de la grive / même le merle // écoute ». Mais il n’y a pas chant béat dans ce recueil. Car il y a, nichés quelque part, la blessure et le manque. « Les poèmes me requièrent / je ne puis que m’y livrer / comme un captif au bûcher ». Voici donc le poète évoquant ses « paradis perdus ». Étreintes de la nostalgie et, sans doute, chagrins enfouis. « Tu regardes se perdre / ce qui n’est pas venu / s’achever le printemps / qui n’a jamais été ». Et, plus loin : « Ce qui est perdu / ce qui s’en est allé // qui a disparu / qui ne reviendra pas // à quoi l’on ne s’arrête pas / de dire adieu ». Mais il y a toujours un pays derrière le chagrin. Une aube nouvelle après la chape noire des désillusions. Il y a l’approche de l’aube. « Ce recueil retrace un itinéraire qu’on osera dire mystique, même si Thierry-Pierre Clément se garde de toute affirmation religieuse », note très justement Jean-Pierre Lemaire dans la préface du recueil. Voici donc le poète « assis au seuil de la cabane / la nuit close derrière / le jour ouvert devant ». Il peut alors chanter « l’inépuisable sang des arbres et des chemins », « la douceur du vent sur l’épaule » ou « l’ivresse mauve des lilas ». De nouveau un feu intérieur brûle et l’on peut remonter « jusqu’à la source ». Auparavant le poète aura « roulé la pierre » sur ses chagrins. Approche de l’aube, Thierry-Pierre Clément, préface de Jean-Pierre Lemaire, éditions Ad Solem, 117 pages, 19 euros.
Solo : poèmes et dessins de Xavier Grall Solo réédité. Oui, mais avec des dessins de Xavier Grall lui-même. « Dessins colorés, naïfs », dont le poète a « enlacé, enluminé, illuminé ce long poème », note Marc Pennec en introduction. On a tout dit sur Solo, œuvre essentielle sinon majeure de Xavier Grall. Le livre est publié au 2e trimestre 1981 par les éditions Calligrammes à Quimper, soit quelques mois avant le décès du poète en décembre de la même année. « Solo est un long chant de réconciliation, nostalgique, très tendre, plein d’amour et de considération pour les êtres et les choses, d’un lyrisme au style laconique, précis », écrit Yves Loisel dans la biographie qu’il a consacrée au poète de Bossulan (éditions Jean Picollec, réédition Coop Breizh, 2015). « Xavier atteint le sommet de son inspiration lyrique et musicale dans Solo, en particulier dans cette fluidité de la mélodie de ses nostalgies et du temps qui passe », note pour sa part Mikaëla Kerdraon dans l’importante biographie qu’elle consacrera aussi à l’auteur (An Here, 2000). Qui na pas désormais en tête, s’il s’intéresse peu ou prou à la poésie bretonne, ces vers qui introduisent Solo : « Seigneur me voici c’est moi / Je viens de petite Bretagne / Mon havresac est lourd de rimes / De chagrins et de larmes ». Des mots qui reviendront régulièrement dans la bouche du jeune Yvon Le Men dans les récitals où il déclame les textes de Xavier. Xavier Grall, de bout en bout, s’adresse ici à son Créateur. Il lui parle de cette Bretagne qu’il va quitter et lui adresse sa requête au moment de Le rencontrer par delà la mort : « Seigneur Dieu c’est moi / J’ai fait un grand voyage / Permettez que je retourne en Bretagne / Pour vivre encore quelques années / Je n’ai pas grand âge / vous le savez ». La Bretagne qu’il a aimée est celle des « oraisons ferventes », celle des « bonnes auberges », celle des « grèves ivres », celle des « hymnes marins »… Dans sa « bretonne supplique » (à la manière de François Villon, sous d’autres cieux, en d’autres temps), Grall demande à Dieu de lui redonner sa « maisonnée » et sa « femme française », mais aussi ses trois bouleaux, ses deux cyprès et son « talus buissonnant ». Aujourd’hui les dessins du poète donnent une couleur chatoyante à cette supplique. Avec les pastels qu’il s’était procurés auprès de Geneviève, une de ses cinq filles, le poète avait apporté « un contrepoint solaire, lumineux, presque enfantin, au tragique de Solo » (Marc Pennec). On y découvre un bateau toutes voiles dehors, un caboulot (« Au repos du marin »), un calvaire comme entouré de buissons ardents, un phare… Un pays « glaz », naviguant entre le bleu et le vert. Sans oublier un « Christ bleu », en référence au Christ jaune de la chapelle toute proche de Trémalo. « Mais Seigneur Dieu / Comme la vie était jolie / En ma Bretagne bleue ». Amen, Alleluia ! Solo, textes et illustrations de Xavier Grall, éditions Dialogues, 45 pages, 12 euros.
Christine Guénanten : En ma bergerie Les recueils de Christine Guénanten sont de véritables OPNI (Objets Poétiques Non Identifiés), à rebours de toutes les modes, de toutes les conventions et de ce que le monde poétique peut aujourd’hui secréter. En ma bergerie, son nouveau livre, n’échappe pas à la règle. On y retrouve ces mots frappés du sceau de l’innocence, de la simplicité, de l’angélisme, voire d’une forme de naïveté qui a profondément à voir avec l’esprit d’enfance. « En ma bergerie, je bourgeonne / Je suis en généreux pays / Je coiffe l’herbe et je couronne / Le monde laineux des brebis ». La bergerie nous parle – métaphoriquement – d’un monde en dehors du monde. L’agneau nous renvoie à l’agneau pascal et à un Royaume qui n’est pas de ce monde. « Je veux trouver la voie humaine, / La voix de la limpidité : / Crépuscule sacré du cœur ». Pas étonnant que, préfaçant ce livre, Gilles Baudry prédise qu’on puisse se gausser d’une telle parole poétique, proche de la prière et de l’incantation. « J’entends déjà les discoureurs, pourfendeurs et persifleurs. Mais je préfère les ravis de la crèche aux ramoneurs du nihilisme », écrit le moine-poète. L’agneau, Christine Guénanten le rattache aussi à la mère et l’enfant, comme le montre ce tableau de Jabob Smits, Mater amabilis qu’elle découvre un jour au musée de Bruxelles et dont elle tombe sous le charme. « Grâce à ce tableau / Le cœur est au chaud / Louons l’ange laine / En la bergerie ». Une atmosphère de paix sereine rayonne de ce tableau dont le poète entend se faire l’écho. Une paix qu’elle trouve, pour sa part, dans une Île de mots (titre de la deuxième partie de son livre). « Ici pas de peur, pas de morts, mais des mots / Une approche bleue, paisible moment ». Dans cette île de mots, il y a « le vif écureuil », « la souveraine fougère », « les peupliers passeurs de souffle », « un parfum de lilas », « l’or du jaune des genêts », « la lune lavandière »… Bestiaire enchanté, flore au diapason. Dans un précédent recueil, Christine Guénanten nous avait parlé « de la nécessité du poème » (Des sources et des livres, 2017). Elle nous le dit ici encore. « Seule, / La poésie brûlante / Ravive les yeux ». à ces temps de déréliction qui sont les nôtres, elle oppose la vision d’un autre monde où brille, comme le dit Gilles Baudry, une « lumière séraphique ». Qu’elle soit à la « cueillette des couleurs » ou recueillie devant la crèche de Noël, c’est toujours une lumière qui l’accompagne et la guide. « J’ai lumière de lait, lumière primevère /à promener au cœur d’une cité d’aveugles / à moi la liberté, la feuille printanière, / je ne veux plus savoir les inventions du monde ». En ma bergerie, Christine Guénanten, L’enfance des arbres, 83 pages, 14 euros. Les éditions L’enfance des arbres publient par ailleurs Abécéd’air, poèmes d’Agnès Léger, Calligraphies de René Myard, 65 pages, 15 euros
Gilles Baudry et Philippe Kohn : Haute lumière Être moine bénédictin en Bretagne. Et le dire en poèmes à l’occasion des 1 200 ans de l’adoption de la règle de saint Benoît par les moines de l’abbaye de Landévennec. Gilles Baudry, moine-poète, décline en une trentaine de textes cette « vie humble à fleur de terre », accompagné par les photographies en noir et blanc de Philippe Kohn. « Communier sous les espèces de la vie simple ». Être moine bénédiction, nous dit Gilles Baudry, c’est conjuguer louange, pauvreté, silence, sobriété. C’est accepter le « terne quotidien » et savoir entendre « l’appel des lisières ». C’est vivre à l’écart mais dans une « solitude ouverte » en trouvant la « juste distance ». C’est « oser la confiance / malgré nos indicibles contre-jours ». Gilles Baudry nous avait déjà fait saisir du doigt les « grandeurs et servitudes » de la vie monastique dans son Demeure le veilleur (éd. Ad Solem, 2016). Il nous en parle plus directement ici, nous disant comment il faut savoir « faire vœu d’effacement » et demeurer ce « veilleur de l’invisible » qui se tient « à l’ombre lumineuse du silence ». Mais sans jamais renier le concret, la routine, le quotidien. Pour les moines de Landévennec, il y a le verger de pommiers dont la récolte donnera une production de pâtes de fruit. Mais il y encore plus le « Jardin des Écritures » arpenté quotidiennement dans le chant et la prière « à ciel ouvert ». Frère Jean-Michel, abbé de Landévennec, le dit à sa manière dans la préface du livre quand il parle de « l’intuition de Benoît invitant le moine à trouver Dieu en toute chose : à l’oratoire comme aux champs, dans la lectio divina aussi bien que dans le travail des mains ». Landévennec (à la pointe du Finistère), où saint Guénolé, un jour, jeta l’ancre, est cette terre d’élection où la louange monte « dans le miroir / sans tain des brumes basses » comme « derrière la silhouette profilée du vent ». Gilles Baudry entend le « bruissement de l’Écriture », s’adresse à son « Seigneur », ce « premier-né d’entre les morts ». Pour accompagner ces mots sur cette vie humble, il fallait les photos épurées de Philippe Kohn. Pas de moine derrière le viseur de l’artiste, mais tout ce qui témoigne de leur vie simple : les épingles d’un séchoir à linge, un alignement de chaises en paille, une salle de réfectoire vide, un bouquet de fleurs sur une table en bois, un cloître gagné par la lumière… Tout en noir et blanc, comme ces compagnons du quotidien appelés arbres, racines, râteaux, feuilles… Oui, une prière en images « à ciel ouvert ».Haute lumière, Gilles Baudry et Philippe Hohn, Locus Solus, 80 pages, 18 euros. Gilles Baudry accompagne par ailleurs 11 pastels de Nathalie Fréour dans un petit livre d’art intitule L’orée (18 euros + 3,50 euros de frais de port à l’ordre de Jean Lavoué, éditions L’enfance des arbres, 3, place vieille ville, 56700 Hennebont.
Roland Halbert : L’été en morceaux Le poète nantais Roland Halbert entre avec brio dans le cercle restreint des auteurs qui ont raconté, par le truchement du haïku, un séjour à l’hôpital. On peut donc, désormais, l’associer aux prestigieux Masaoka Shiki et Sumitaku Kenshin, haïjins japonais ayant écrit sur leur maladie. Shiki, qui meurt à 35 ans, en 1902, d’une tuberculose osseuse, est l’auteur de Un lit de malade, six pieds de long. Kenshin, qui meurt à 26 ans, en 1987, d’une leucémie est, pour sa part, l’auteur de Ébauche et de Inachevé, haïkus précisément consacrés à son hospitalisation. Roland Halbert, qui fait d’ailleurs allusion à eux dans son livre, publie Un été en morceaux, journal en 103 haïkus de l’été 2015. Il sous-titre son livre chambre 575 par allusion au « pouls métrique » du haïku classique en 5, 7, 5 syllabes. « Ce court poème à l’oreille ultra-fine, écrit l’auteur dans une introduction à son livre, est une médecine douce ». Poursuivant la comparaison, il suggère « de ne pas dépasser la dose prescrite ». Puis il cite Julien Gracq pour qui « le haïku agit à dose homéopathique » (lettre à l’auteur de 2001). Comme dans tout haïku digne de ce nom, dominent ici l’humour, l’ellipse et l’autodérision. Faut-il rappeler que Roland Halbert (auteur d’autres excellents livres de haïkus) maîtrise à merveille le genre. « Ma belle d’été / s’appelle Morphine / – cœur en quarantaine ». Ou encore ceci : « Prendre son mal en patience… /je fais de la sonde / ma corde à sauter ». Dans cette approche du plus fragile et du plus précaire – qui caractérise aussi foncièrement le haïku – il peut aussi signer ce merveilleux haïku : « Pies, moineaux, mésanges /qui veut pour perchoir / ma potence grise ? ». Issa n’est pas loin (« Viens jouer avec moi / moineau /qui n’a pas de mère »). La lune (figure totémique du haïku) est là, aussi, consolatrice :« à l’étage un enfant hurle / couleur doliprane, la lune / le soulage ». De bout en bout, le dehors dit le dedans. La nature est là pour exprimer les douleurs ou les désarrois du patient. Pas étonnant, donc, qu’une « figue saigne », qu’un « merle s’alarme » ou que « pris dans les boues rouges / un scarabée estropié / baratte le jour ». Confiné dans sa chambre d’hôpital, Roland Halbert fait vibrer le monde extérieur. Ses sensations de malade sont celles d’un homme de plein vent dont le corps est aujourd’hui « empli de frelons ». Et, quand convalescent, il fait ses premiers pas, tout naturellement il peut écrire : « Marche à pas pénibles / le rouge-queue chante / les progrès de la médecine ». Pour ajouter au bonheur de lire ce journal/album si incarné, au ton si juste, Roland Halbert a fait danser les haïkus dans la page. Une manière de nous rappeler que le fond c’est aussi la forme. L’été en morceaux, Roland Halbert, éditions Fraction, 105 pages, 25 euros.
Jean-Louis Coatrieux : Cours, Mounia, sauve-toi La « crise des migrants » inspire les poètes. Après le Rennais Denis Heudré qui nous avait parlé de Lampedusa (Bleu naufrage, élégie de Lampedusa, éditions La Sirène étoilée), voici un autre Rennais, Jean-Louis Coatrieux, dans les pas d’une fillette condamnée à l’exil. Elle s’appelle Mounia. Et c’est la guerre en Syrie qui constitue la toile de fond de son récit même si elle n’est jamais explicitement nommée. « J’entends les rires / Des soldats / Dans mon dos / Les couteaux / Achevaient les blessés ». Les mots du poète sont là, quand il le faut, pour dire les horreurs de la guerre. Mounia fuit. Elle tient la main de son père. Comment ne pas penser, lisant ces passages du livre de Jean-Louis Coatrieux, à un autre exil : celui du poète Mahmud Darwich, fuyant la Palestine avec sa famille. « Ne regarde pas l’étoile, elle pourrait te ravir et te perdre. Accroche-toi à la robe de ta mère », écrit-il dans Présente absence, son autobiographie poétique (Actes Sud). « Le cauchemar te cogne de sa poigne de fer, tu cries sans voix ». Acte I du livre de Coatrieux : la fuite, la route. « Terres blanches / Étendues gelées / Sans rien ni personne / Sauf nous dehors ». Des images nous reviennent, lisant ces mots, de ces cohortes traversant à pied les Balkans dans l’espoir d’un hypothétique havre de paix. Acte II : retour sur le vert paradis de l’enfance. Celui de Mounia et de sa famille. « Nous avions / Des plaines de sables / Pour les après-midi / Quelques oliviers / Pour être heureux / Les soirs ». Les bonheurs simples d’une fillette avec son frère Sami : « Nous faisions / Bouger le ciel / Entre nos doigts ». Acte III : l’irruption de la guerre et de la haine sacrifiant l’innocence. « Là-bas devant l’école / Le jardin, quelques fleurs / Les corps oubliés / En plein milieu » Acte IV : la frontière, un jour, au bout des souffrances et des humiliations. « La terre en face / Une autre terre, si près / Des bateaux, disent-ils / La liberté / Il faut attendre ». Jean-Louis Coatrieux a choisi l’ellipse et l’épure pour parler de cette tragédie et de tous ces destins brisés par la folie des hommes. Les mots – rares – tombent drus sur le blanc de la page comme de grands cris d’exclamation (et plus souvent d’effroi). Ce qui n’empêche pas de trouver, de ci de là, la tonalité chaleureuse des récits orientaux quand il s’agit d’évoquer avec nostalgie (acte II) les « années de miel » du pays d’enfance. Cours, Mounia, sauve-toi, Jean-Louis Coatrieux, préface d’Albert Bensoussan, postface de René Péron, éditions Riveneuve, 72 pages, 12 euros.
Notes de lecture (juin et juillet 2018) Michel Dugué : Mais il y a la mer
« J’envie, j’admire l’écrivain qui sait dire les jours quelconques, agrandis secrètement par un espace tout de même inconnu qui est pareil à l’intérieur des instruments de musique ». Ces mots de Philippe Jaccottet (à travers un verger, Fata Morgana), comment ne pas les appliquer à la démarche d’écriture de Michel Dugué ? Ses proses – que l’on qualifiera volontiers de poétiques – n’ont en effet rien de prosaïque. Nous parlant de Vannes ou d’une presqu’île costarmoricaine, l’auteur nous mène très loin. Au contact de la roche, de la pluie et du vent, il creuse le sens de notre présence sur terre. Rien de moins que cela. « La poésie consiste à convertir la mémoire en songes et à apporter d’heureuses clartés sur les chemins de l’obscur », disait Giuseppe Ungaretti. Oui, Michel Dugué déchiffre avec ardeur le monde dans lequel il vit. « Formes et mouvements participent d’une présence, la plus simple, la plus dénuée d’artifice. On a la certitude d’être, d’être avec. Ni écrasement, ni perte de soi mais des clartés mitoyennes », écrit-il à la suite d’une déambulation entre la lande et les vagues. « De ces moments-là, je tire un silence intérieur. Et, imperceptiblement, j’avance dans le silence. Ce n’est pas que la mer se soit tue, que le vent soit tombé, que les oiseaux se soient envolés. Mais la diversité des bruits s’est évanouie ». Plus loin, il écrit : « Le monde ruisselle. Pas un bruit, si ce n’est celui d’un torrent ou du cœur ». Parcourant cette presqu’île qui devient pour lui « un monde plus tous les autres », il dit s’être « égaré dans le chantier des choses pas encore nommées ». Mais cette approche méditative, cette pensée en mouvement n’empêche pas de nommer les lieux, (Roc’h Kerlében, Beg Million, Roc’h Zemec…), de donner chair à des figures humaines, celles de vieux au comptoir ou dans leur jardin (ce qui les rend alors « massifs et clairs »), de parler d’une « soutane en bataille » à l’Institution saint-Charles, ou d’évoquer « le gris de Bretagne entre le bleu ardoise et le granit rosé » qu’il découvre au cœur même de la ville de Rennes. « Elle vient de loin la lumière », nous dit Michel Dugué, « Faudra-t-il nous satisfaire de sa fatigue en nous ? »
Bernard Berrou : La haute route
On connaît le Bernard Berrou des Errances irlandaises, passionné par une île qu’il a tant de fois parcourue au point d’en faire une seconde patrie. On connaît moins celui est qui est tombé sous le charme de la Corse à l’occasion d’un périple sur le mythique GR20. Son carnet de route, publié en 2009, est aujourd’hui réédité, accompagné d’un cahier central de photographies en couleurs.
Ce carnet du GR20 n’a rien à voir – on s’en doute – avec un guide touristique. Bernard Berrou aime à le dire (et il en est fier) : son livre est la première approche littéraire d’un sentier aujourd’hui mondialement connu. Pourquoi ce coup de foudre ? Parce que l’auteur aime la nature à l’état brut et l’immersion dans le cosmos. Il ne manque d’ailleurs pas d’établir d’emblée un rapprochement entre la Corse et l’Irlande : « Je retrouvais sur le plateau de Cuscionu la pureté des paysages que j’avais tant aimée en Irlande, au centre du comté de Clare ou dans le comté de Cork, du côté de Baallingeary ». Son livre foisonne donc de passages où le sentiment d’être « ailleurs » est profondément prégnant (avec un brin de fantastique) quand il nous parle, par exemple, « des dents acérées prêtes à déchiqueter, des ravins où vous plongez dans l’ombre, des monstres qui vous attendent de pied ferme ». De bout en bout il y a la conscience de vivre quelques jours « dans un royaume béni », dans « une île redoutable emplie de prodiges ». Prodiges du chemin, prodiges du refuge ou de la bergerie, prodiges des rencontres. Car Bernard Berrou ne vit pas cette aventure en solitaire. Le chemin est aussi, pour lui, une belle expérience humaine : celle des compagnons de voyages, celles des rencontres inopinées (un couple d’Anglais, des femmes andalouses, un cardiologue entouré de sa cour, un berger nationaliste corse…). Bernard Berrou croque tout ce monde avec la virtuosité et la limpidité d’écriture qu’on lui connaît. « Seules les pensées qui vous viennent en marchant ont de la valeur ». Citant Nietzsche, l’auteur nous propose aussi quelques échappées belles sur l’art et les bienfaits de la marche. « La marche dépouille l’homme de tout ce qu’il a de superflu, des pensées vaines et futiles qui le minent, des passions mauvaises qui l’assaillent ». Il truffe aussi son récit de remarques acerbes sur certains comportements grégaires et les laideurs qui nous environnent (rassemblement de camping-cars, stations de ski en période estivale…). C’est la nature dans sa beauté et sa brutalité qui l’attire irrésistiblement. À Penmarc’h (où il réside) comme en Irlande et en Corse. Il cite Kipling : « Éloignez-vous à un jet de pierre sur la droite ou sur la gauche de cette route bien entretenue sur laquelle nous marchons, et aussitôt l’univers prend un air farouche et étrange ». C’est bien le cas dans cette « haute route »
Louis Bertholom : Le rivage du cidre
« On ne meurt que de l’oubli de l’enfance ». Louis Bertholom (né en 1955), fils de paysans, ravive, en prose et en vers, le souvenir de ses jeunes années passées entre vergers, école et cour de ferme. C’est son bien nommé « Rivage du cidre » en pays fouesnantais. À déguster sans modération. « Le cidre de Fouesnant est pour moi un rivage de l’esprit tout autant que la situation géographique en zone littorale de son terroir. Le rivage intérieur de couleur ambrée n’est autre que la métaphore de mes jeunes années ». Si l’auteur nous dit tout – avec un luxe de détails – sur la fabrication du cidre (du ramassage des pommes à la mise en bouteille du précieux nectar), il y a avant tout dans ce livre l’évocation d’un univers. De ce que l’on pourrait appeler une civilisation du cidre. Ce microcosme cornouaillais adossé à la mer devient, en effet, grâce à la verve de Louis Bertholom, un monde empli de prodiges où le moindre geste, le moindre regard posé sur les hommes, les bêtes ou les plantes, prennent valeur d’éternité. C’est la propre des poètes de savoir l’exprimer.
« La ferme m’enseignait candeur et connivence. J’ai grandi parmi des gestes lents, robustes, où s’affirmaient la fatigue, la lassitude et règnait le cidre, grande perfusion des campagnes éreintées ». L’auteur nous parle du cidre, mais aussi du battage, du grenier, des lavandières des bords de routes, de « Marie Mousterlin », de Mathurin « vieux marin rusé », ou encore de ses frasques d’enfant et d’ado. Jeunesse plutôt heureuse à l’écoute des voix du temps, de la rumeur s’échappant du bocage (plus que de la mer pourtant toute proche). Dans ce pays fouesnantais on parle breton mais on mélange aussi, volontiers, breton et français (nous sommes dans les années 1960). Les variétés de pommes à cidre portent le terroir breton dans leurs gènes. Elles s’appellent C’hwerv rouz, Sac’h biniou, Rouz koumoul, Dous-glas bihan… Musique des mots, bruits de la terre qui résonnent aux oreilles du jeune Louis. « Là était ma véritable religion aux cantiques de vents, aux paroles de pollens et aux douces offrandes des baies, dans les métaphores les plus floues des communions sauvages ». Dans ce livre comme dans d’autres, Louis Bertholom ne donne jamais dans la sobriété. Il est du côté de l’ivresse. C’est sa marque de fabrique. Ivresse des mots avant tout. Écriture fleurie, enluminée, foisonnante et baroque, associant volontiers abstraction et notations les plus concrètes. « Une mythologie intime, secrète / se forgeait en odeurs inaltérables / dans le monde fractal / de ces errances bucoliques, sereines ». « J’ai des pépins dans mes gènes », nous dit Louis Bertholom. Et comment ne pas à nouveau saluer le poète quand il écrit ces mots admirables : « Je blesse une étoile quand j’écrase une pomme ». Des mots qui nous renvoient à ce haïku du poète japonais Issa : « Tuant une mouche / j’ai blessé / une fleur » Le
rivage du cidre,
Louis Bertholom, Éditions des Montagnes noires, 180 pages, 14 €
Avec des dessins de Claude Huart. Ce livre est une édition augmentée
du livre paru en 2003 aux éditions Blanc Silex. Charles Madézo : La cale ronde La cale ronde du douarneniste Charles Madézo a été rééditée. À la sortie du livre en 1985, chez Calligrammes à Quimper, j’avais rédigé cette note de lecture dans l’hebdomadaire Le Progrès de Cornouaille. Je la reprends in extenso. Charles Madezo récidive. Ou, plutôt, Calligrammes. On connaissait déjà de Madézo un certain Douar en enez ou Le territoire de l’île, ouvrage minuscule édité en 1982. 44 pages de bonheur (pour le lecteur) sur une enfance et une adolescence douarneniste. Mais avec un sentiment d’inachevé. 9 textes seulement. Du Madézo pour goûter, comme on goûte un bon crû. Et, ma foi, c’était bien bon. Avec La cale ronde, le propos s’élargit. On retrouve les merveilleux textes de Douar an enez, comme « la rue monte-au-ciel », « le Ris », « le pardon de Sainte-Anne », « les crabes », « la grève des dames ». Mais de nouvelles perspectives s’offrent à nous avec « les boultous », « marée basse », « baignades » ou encore « la cale ronde » qui donne son titre au livre. « Quelquefois les marsouins venaient jusqu’au vieux port. C’était au mois d’août quand ils chassaient les maquereaux. Nous étions rassemblés au bout de la cale ronde ». On l’a bien compris. Douarnenez est au centre du livre. Madézo nomme un site, une ville, des lieux. Le sociologue et l’historien liront, entre les lignes, la vie du port breton dans les années 50. Mais l’intérêt du livre est ailleurs, on s’en doute. « Pour que la mémoire se fasse vivier, il faudra piéger le souvenir », écrit Philippe Bosser dans la préface. Comme on piège les crabes et les maquereaux, Madézo fait remonter à la surface tous ses émois d’adolescent. Ce livre est vibrant de sensualité. Pas étonnant quand on sait la place qu’occupe la femme dans le microcosme douarneniste. Les hommes sont loin, en mer, au large, et le jeune Charles sort à peine des jupes de sa mère ou de « la mamm » quand il découvre une jeune fille dont les cheveux roux ont « l’odeur des pinèdes ». L’éducation rigoriste des Frères des Écoles chrétiennes ne fait qu’exacerber cette sensualité explosive. Mais l’Église se permet parfois des « fantaisies ». Madézo garde ainsi un souvenir lumineux des processions de la Fête-Dieu, avec sa débauche de couleurs et d’odeurs : les fleurs sur le bitume, l’encens dans l’air frais.
La cale ronde est autant de flashes-back montés en courtes séquences. Simplicité du texte, sens du vécu font de ce livre un petit écrin, un grand livre de poésie en prose. Madézo a bien compris la leçon de Robert Bresson. « Ne cours pas après la poésie, elle pénètre toute seule par les jointures ». La
cale ronde,
Charles Madézo, Stéphane Batigne éditeur, 110 pages, 12,50 €.
Version revue et augmentée du récit publié par Calligrammes en
1985, réédité par Coop Breizh en 2002. Prix Tristan Corbière en
2003.
Notes de lecture, mai 2018 Anne-José Lemonnier : Polyphonie des saisons 105 tableaux comme les 105 années vécues par la grand’mère de l’auteure. Anne-José Lemonnier signe un ouvrage étonnant qui tient à la fois du récit, du poème en prose et de la biographie. Elle raconte la vie quotidienne de son aïeule Angélique dans son jardin (son « missel du quotidien ») au bord d’une falaise, face à une baie qui s’offre, à travers les saisons, à son regard émerveillé. Un lieu « ouvert à l’infini de la mer ». Nous sommes à Plouéden (nom d’emprunt), entre cap et presqu’île, quelque part au bout de la terre. Mais, à n’en pas douter, en Bretagne occidentale. Angélique tient un atelier de couture. Son mari, après une longue captivité en Allemagne, une petite ferme. Ils ont deux filles : Violette et Blanche. Mais l’important n’est pas là. Le propos d’Anne-José Lemonnier est de nous faire partager la véritable immersion dans le cosmos d’une femme à l’écoute des vents, du ciel et de la mer… « Dans ce récit, qui n’est pas une histoire, écrit l’auteure, avec un fil, des fils mis bout à bout, mais plutôt un rapiéçage, un ravaudage d’une vie qui a beaucoup servi, usée jusqu’à la trame, j’essaie de me souvenir par la fidélité infaillible de la mer et des fleurs ». Ce souvenir passe, d’abord et avant tout, par l’évocation des saisons dont Anne-José Lemonnier se plaît à souligner l’enchaînement « en douceur ». Mais avec un mois-clé : mars, parce qu’il « contient tous les temps, orchestre toutes les saisons ». Avec, aussi, l’appel à la langue bretonne pour décrire « la réalité de novembre et de décembre ». Ces bien connus miz du et miz kerzu, littéralement « mois noir » et « mois très noir ». Cette polyphonie des saisons – qui donne son titre au livre – relève de la contemplation et d’un émerveillement sans failles. Certes la bruine « emprisonnait le paysage pendant des semaines entières » mais la baie pouvait aussi réciter, « rouleau après rouleau, comme une litanie, la splendeur bleue d’une journée d’hiver ». Car c’est d’abord le bleu que glorifie ce récit. « Angélique cultivait le bleu dans toutes ses nuances et sous toutes ses formes, le bleu de la mer dans son regard, le bleu des fleurs dans son jardin, le bleu des étoffes dans la couture. Elle avait l’oreille absolue du bleu pour ainsi dire. Elle a aimé, chéri le bleu avec une passion mystique, telle une vocation ». C’est ce bleu qu’on imagine aussi, aujourd’hui, être aimé de l’auteure elle-même. Tout comme on la pressent amoureuse des chats à l’image d’une grand’mère qui vivait, au jour le jour, dans la compagnie du bien-nommé Gant-garantez (avec amour). Anne-José Lemonnier, en effet, associe cette évocation d’une vie à son propre retour dans ce jardin où Angélique a passé de si longues heures. Son récit montre – s’il en était besoin – qu’elle sait de quoi elle parle. Pour nous raconter ce qu’Angélique a vu et contemplé, elle ne peut qu’en avoir fait, d’une certaine manière, l’expérience elle-même. Il y a, dans ce récit, une forme de liturgie, d’extase mystique, « une religion de la nature accentuée avec l’âge » comme le dit l’auteure à propos de sa grand’mère. Le soleil couchant devient, ici, une « hostie » célébrant « l’eucharistie des falaises ». Il y a aussi, dans ce récit, l’art du peintre. Anne-José Lemonnier avait fait de la peinture le thème de son dernier recueil (Archives de neige, Rougerie, 2007). Elle y soulignait notamment « le goût des saisons » manifesté par les grands maîtres de l’École de Pont-Aven. À sa manière, par des mots, elle transfigure aujourd’hui des paysages et une vie. Celle d’une femme qui cheminait « au présent des instants » et qui « avec la mer pour clôture inviolable, se sentait à l’intérieur d’une enceinte sacrée ». Pour cette femme, l’auteure souhaite « un paradis aussi lumineux que celui de toute sa vie » Polyphonie des saisons, Anne-José Lemonnier, Diabase, 125 pages, 14,50 euros
Jean-Pierre Boulic : Petites pièces pour instruments à voix La poésie du Breton Jean-Pierre Boulic relève du chant, de l’incantation.. On ne doit donc pas s’étonner du titre de son nouvel opus, au sein duquel « andante », « arias » et autre « musique a capella » se font entendre au détour des pages. Ce chant du monde est porté par des oiseaux musiciens (verdier, traquet, passereau…) mais plus encore par une nature à l’écoute de laquelle le poète se met sans faillir. « Mince campanule/A corolle toute nue/Réfléchit l’azur // Ce qu’elle pense en silence/m’apprivoise peu à peu ». « La poésie m’a toujours paru être une quête de signes menée au cœur d’un monde qui ne demande qu’à répondre, interrogé, il est vrai, selon telle ou telle inflexion de voix ». Ce n’est pas Jean-Pierre Boulic qui le dit mais le grand poète suisse Gustave Roud. Une définition de la poésie qui s’applique merveilleusement à lui. Il le dit d’ailleurs à sa manière : « Ouvrir ses portes / Franchir le seuil / Cueillir les signes ». Le poète répond à un appel au cœur d’une nature sans cesse renouvelée par le passage des saisons. « Accueillir l’inespéré / Le désir qui t’habite », nous dit Jean-Pierre Boulic. Car il s’agit de pressentir « l’indicible » et de reconnaître « l’invisible ». Nous sommes ici dans une poésie de veille, d’attention soutenue. «Dire l’impossible l’impensable / Donner goût / À une célébration de la vie ». Dans une moisson de métaphores dont il a le secret, Jean-Pierre Boulic nous dit qu’il traverse « la jachère des heures », qu’il accueille « le lilas de l’instant » et recueille « un tulle de silence ». Est-ce le paradis que peut entrevoir l’auteur chrétien qu’il est ? Sans doute. Ce paradis peut prendre la forme d’un « tout petit verger » ou s’enraciner dans un « royaume d’enfance » quand « le silence des coquillages » crépitait « à l’ombre des pas ». Cette approche franciscaine de la vie, tournée vers la contemplation, irrigue en tout cas le livre. Lilas, églantiers, giroflées, campanules… sont les interlocuteurs privilégiés du poète. Et quand le poète écrit : « Moineaux sans abri / En exil sur la jachère /Et moi tout petit », comment ne pas penser à ces lignes du poète japonais Issa (18e siècle) écrivant : « Viens jouer avec moi / moineau / qui n’a pas de mère ». La poésie de
Jean-Pierre Boulic
nous mène loin. Dans une importance préface à ce livre, Jacques
Le Goff note
que « la belle
méditation
poétique » de l’auteur recèle « un
questionnement
proprement philosophique sur la nature profonde de ce
« royaume sans limites » qu’est la réalité ».
Il convoque, à
l’appui de sa démonstration, Teilhard de Chardin, Bergson ou
Merleau-Ponty et
ouvre ainsi des perspectives inédites sur l’écriture et le
message du poète
breton. Petites pièces pour instruments à voix, Jean-Pierre Boulic, éditions Pétra, 117 pages, 14 euros
Jacques Josse : Débarqué C’est l’histoire d’un homme « débarqué ». Le père de l’auteur. « Débarqué » de ses rêves de grand large et d’aventure. Empêché, à cause de la maladie, de traverser les océans et de humer les parfums de la terre. Ce père ne sera pas marin comme l’avait été son propre père, capitaine au long cours. Jacques Josse nous livre ici un livre poignant et tellement juste sur un père au destin « terre à terre » mais qui trouva un bel échappatoire en bourlinguant dans sa tête et en voyageant grâce aux livres de Loti, London, Conrad… (« Ces auteurs aux textes portés par les embruns »). Un père qui « ne s’attardait pas sur ses rêves brisés et son itinéraire en dents de scie. Gardait cela pour lui ». Sujet à des crises d’épilepsie (avant qu’un accident vasculaire cérébral n’altère encore plus sa santé), ce père connaîtra bien des hauts et des bas. Réparateur en électricité, il connaîtra aussi les petits boulots et des moments de chômage. Une vie fragmentée. Parfois fracassée quand meurent, avant lui, deux de ses enfants dont la jeune sœur de l’auteur dans des conditions tragiques. Mais, raconte aussi Jacques Josse, « Il y eut des années de bien-être, des accords intérieurs, de belle zébrures dans le ciel bleu roi qu’il scrutait juste avant de monter se coucher. Il flânait dans l’aire et dans les allées du jardin. Faisait le pied de grue près des arbres ». Ah ! ce jardin où ce père creuse, bêche, plante, taille, greffe, recueille des fruits juteux. Un artisan du geste. Comme lorsque, les dimanches après-midi, il lançait sa ligne dans la rivière toute proche. Jacques Josse garde mémoire de ces moments précieux. Avec son père, il se met aussi à l’écoute du Tour de France sur le transistor familial : L’Espagnol Jimenez passe en tête au sommet du Galibier et, lui, « venait deux minutes plus tôt de chasser une vipère qui dormait au soleil ». Car, nous dit l’auteur, « il aimait mettre ces faits mineurs en perspective ». Mais sous le ciel tourmenté des Côtes d’Armor, le père a beau « glaner des brindilles de bien-être dans les arbres, les fleurs, les étoiles, les livres », la vie persiste à vous jouer des mauvais tours. Jacques Josse nous restitue au fil des pages cette ambiance particulière qui imprègne tous ses livres. La mort n’est jamais loin, elle est toujours à l’œuvre. La faucheuse sévit sur les routes ou dans le plus intime des familles. Les morts, eux, continuent à vivre au milieu des vivants. Ils ne les quittent pas. Il y aussi, de bout en bout dans ce livre, cette nébuleuse de gens cabossés d’où émergent les Ernest (ancien terre-neuvas), Eugène et Michel (les deux frères paysans célibataires), ces deux sœurs « en gris » qui « promenaient leur tristesse à vélo », Jean-François l’unijambiste… Jacques Josse n’a pas son pareil pour brosser un tel univers. C’est dans ce monde-là qu’il a grandi auprès d’un père, passé en ce monde sans faire beaucoup de bruit, « vie minuscule » à certains égards, mais qui par la grâce de l’écriture de Jacques Josse, atteint une forme de plénitude. Débarqué, Jacques Josse, Éditons La Contre Allée, 150 pages, 16 euros
S’il s’exprime aujourd’hui en prose, c’est toujours en poète que Paol Keineg revient vers son lecteur. Mais ne lui faites pas dire que « la poésie sauvera le monde » comme certains auteurs peuvent aujourd’hui le prétendre. Le nouveau livre qu’il publie recèle, bien au contraire, de commentaires teintés d’amertume. « J’ai presque cru en les pouvoirs de la poésie. La poésie a disparu, ou presque », affirme-t-il. Ou encore ceci : « Un poète n’a pas plus d’importance qu’une mouche sur la vitre ». Pourquoi ce constat accablant ? Parce que « la mode n’est pas à la difficulté » et donc, poursuit-il, « on ne lira plus de poésie » Il y a dans ces mots, en réalité, une forme de douce provocation. Car en publiant ces « proses qui manquent d’élévation », l’auteur confirme en réalité qu’il croit encore en la poésie. Voici 88 textes ciselés où le poète nous prend à rebrousse-poil dans son approche d’un monde qui lui semble ne pas tourner très rond. Le lisant on pense à ces mots du cinéaste allemand Werner Herzog : « Je ne suis pas nostalgique, je contemple le désastre ». Dans la foulée de ses deux précédents livres, Abalamour (Les Hauts-Fonds, 2012) et Mauvaises langues (Obsidiane, 2014), Keineg nous dit, sur un mode décalé associant tableaux de genre et commentaires souvent décalés, comment il continue à avoir mal à son pays. « Nous vivons en des temps heureux : on ne croit plus au diable, on ne paie plus sa chaise à l’église ». La forme est subtile pour dénoncer à la fois le monde clérical d’antan et le matérialisme partout à l’œuvre aujourd’hui. « Garder un œil sur la laideur du monde », lui paraît donc une urgente nécessité à une époque où « s’enrichir fait de vous un héros ». Des propos de ce type, dispersés dans son livre, s’inscrivent dans un terroir concret et rural où « l’on cultivait le froment et la pomme de terre (cela remonte à l’époque reculée d’avant le maïs) » et où l’on travaillait, enfant, dans les champs de petits pois. Mais, s’empresse d’ajouter malicieusement Paol Keineg, « avoir grandi au milieu des champs de pommes de terre ne garantit pas l’immortalité ». Retour d’Amérique, le poète vit depuis déjà quelques années dans son Finistère natal. Il voit les clochers de Hanvec et de Rumengol quand il déambule dans les chemins à pied ou en vélo (et il écrase parfois des doryphores). Il cultive son jardin, sème des fleurs et fait du compost. Humant l’air du pays (un peu trop pollué par les odeurs de lisier comme il le laissait entendre dans Mauvaises langues), il nous parle de ces deux tantes « qui n’eurent jamais honte de parler breton toute la journée ». Ce qui lui permet d’affirmer à nouveau, aujourd’hui comme hier: « Quand elle est programmée, la mort d’une langue est un crime contre l’humanité ». Des proses qui manquent d’élévation, Paol Keineg, Obsidiane, 105 pages, 16 euros
Des textes comme autant de tableaux de peinture. Avec un penchant certain pour l’impressionnisme, le pointillisme. Sans oublier l’École de Pont-Aven comme l’indique implicitement le titre de ce livre qui nous rappelle le Gauguin du Bois d’amour. Dominique Picard croque des instants de vie (comme un peintre ferait des croquis). Nous voici, sous ses pas (sous sa plume) naviguant de la Bretagne à la Provence en passant par Paris. Souvenirs personnels et évocation d’artistes se mêlent dans ce livre placé sous le signe du fragment. « J’aime que le texte ne se donne pas à voir tout de suite, que l’on cherche le motif qui s’efface puis apparait de nouveau ou se dilue », affirmait l’auteure dans un entretien avec Alain-Gabriel Monot (revue Hopala, n°45). « Que l’on ne sache pas qui parle par moment ne me gêne pas. Je souhaite faire surgir des images et des sensations en combinant les mots, en organisant leur agencement. J’utilise souvent une forme elliptique qui vient naturellement ». Dominique Picard a deux patries. Deux Heimat. Elle les doit à un père breton et à une mère catalane. C’est de cela qu’elle nous parle dans ce livre. La Bretagne, ici, fleure bon les Montagnes noires, l’intérieur des terres du côté du Faouët, et aussi le littoral vers Vannes (mais les lieux ne sont pas précisément nommés). « Ma palette était très colorée, raconte Dominique Picard, parce que, dans mon esprit, il faisait toujours beau dans les Montagnes noires où j’allais en vacances. Mon frère tenait l’hôtel de la Croix verte. On arrivait par le train. La ville est animée. Des foires, des marchés aux bestiaux, des courses de chevaux, des scènes que je reproduis sur le vif… » La Provence ? « À vélo sur le boulevard, on menait contre le mistral un véritable combat (…) La lumière était dense presque palpable, poussière, sable, on ne savait ce qui tournoyait, peut-être des paillettes de mica ». Toute une vie défile ainsi, pleine de couleurs. Les « fantômes » de Sérusier, Dufy, Bernard et de tant d’autres, planent dans ces récits. Sans oublier « les petits maîtres » dont la grand’mère de l’auteure possédait des tableaux. « J’écris ce que j’ai vu, connu ou entendu. J’utilise mes propres expériences, les histoires transmises », affirmait encore l’auteure dans la revue Hopala. Dominique Picard, qui vit aujourd’hui en presqu’île de Rhuys, est née en 1946. Elle nous livre des bribes de vie. Mais ne nous raconte pas « d’histoires ». Sinon celles qui sont la chair de son existence. Madeleine au Bois d’amour, Dominique Picard, éditions Le bel été (18, route de l’île de Tascon, 56450 Saint-Armel), 227 pages, 18 euros.
Notes avril 2018
Claude Serreau : Racines et fragments Claude Serreau est un auteur dans sa quatre-vingt sixième année qui publie des recueils de poèmes depuis 1966 (en majorité aux éditions Traces). Originaire du pays nantais et très attaché à la Bretagne en particulier à cette Cornouaille du côté de Fouesnant, il est l’homme de cette attention au monde et aux autres qui peut prendre la forme d’une « inquiétude », ainsi que l’affirme Eric Simon dans l’ample préface de ce nouveau livre de l’auteur. Inquiétude d’ordre spirituel au sens large du terme et qui est la toile de fond de l’état de poésie (*). Avec Racines et fragments, nous plongeons à la fois dans l’espace et le temps. « Racines de douleurs », certes, mais aussi « racines d’un paysage au chevelu / d’arbres d’eau d’ombre et de lumière ». Fragments « d’enfance déchiquetée / comme silex au bord des routes / tranchant les lumineux étés ». Mais aussi « fragments de si petites vies / qui libèrent leur importance / au moment du plus grand déclin ». Claude Serreau honore la vie. Il célèbre aussi bien « l’éternité d’une seule heure » que « l’humus fertile de nos deuils ». Il est du côté des poètes du « oui ». De ceux de l’acquiescement au monde, même si ce monde fait flèche de tout bois pour porter atteinte à notre humanité (« l’ombre se fait passage / au revers du passé / noirci d’un peu de sang »). Comment alors s’étonner que l’auteur fasse sienne la parole de René Guy Cadou et qu’il puisse, aujourd’hui, lui-même écrire : « Il peut bien faire froid / demeure la lumière / un regard pour aimer / les parages du jour ». Hommage aussi à « l’égale du talent de l’époux » qu’il remercie d’avoir entretenu le feu, à Hélène, « très humble saunière / avec la voix qui nous convainc ». Pas de doute, « Cadou est toujours là / les amis bien autour / en attente de mots / qu’on prononce pour soi ». Dans ce recueil Claude Serreau évoque certes les « années-lumière », mais aussi les « années-cendres ». Il scrute les heures, renifle l’air du temps. « Parfois le ciel de pluie / oubliant sa colère / accorde sur ces terres / une anxieuse embellie ». Bel oxymore qui résume au fond sa vision du monde. Ce que l’éditeur, sous la plume de Marie-Laure Jeanne Herlédan souligne justement en parlant, à propos de l’auteur, « d’effroi et d’espérance mêlés ». (*) « L’inquiétude de l’esprit ou pourquoi la poésie en temps de crise » est le titre d’un ouvrage collectif publié en 2014 par les éditions Cécile Defaut. Racines et fragments, Claude Serreau, Des sources et des livres, 113 pages, 15 euros.
Guy Allix : Au nom de la terre « Ma terre au fond de moi / Très loin dans ma mémoire ». Guy Allix est un homme du Nord, de ce pays de ciel bas où la terre, lourde et humide, colle aux pieds. Il a raconté, dans un très beau petit livre, cette enfance « terreuse » près des terrils (Maman, j’ai oublié le titre de notre histoire, Les Éditions Sauvages, 2016). Cette terre ne l’a jamais quitté. Il en fait aujourd’hui une vraie matière poétique en élargissant son propos à ce qui est notre terre à tous. En clair, à notre condition d’homme, de femme, ici ou là-bas, passants confrontés à la mort. « Terreuse / Cela qui grouille interminable / Dessous toi dessous tes Pas / Gonflé de la pourriture / Et des morts et du sang / Et du travail des vers / Tout cela en toi ». Oui, nous dit encore Guy Allix, « Telle est la terre / Qui t’obsède et te pétrit / Ce ventre grouillant de vers et d’eau ». Cette antienne aux accents funèbres, voire mortifères, ne doit pas cacher l’autre versant de la terre. Terre nourricière sur laquelle ont vécu ses ancêtres paysans, « Ces hommes et ces femmes / Les très-bas / Toujours à hauteur de ce sol / Qui les avait vus naître / Et n’être que si peu ». Guy Allix les appelle les « atterrés ». Terre nourricière, en effet, parce que terre ensemencée. Terre femelle, terre/sexe. « La terre est une femme / Que tu travailles et que tu creuses ». Et encore ceci, plus loin : « Terra mater / Terre ma terre maternelle / Maternante et marâtre parfois / Terrassante ». Cette terre, le poète nous la montre aujourd’hui objet de tant de convoitises, victime de souillures de toute nature. « Ils t’ont oubliée, ils vont trop vite. Ne savent plus ton rythme et la patience. Ils t’ont profanée, déversant du poison dans tes entrailles ». D’où cette exhortation : « Refuse l’artifice, ce qui croyant nourrir la terre, la pourrit, la corrompt. Porte ton vers au plus fragile, au très-bas ». Il y a quelque chose de franciscain dans ces mots-là. Et même d’évangélique quand Guy Allix écrit : « Il te faut mourir à toi / Pour que germe la graine ». Guy Allix a obtenu pour ce recueil le prix Paul-Quéré 2017-2018, du nom du poète et artiste bigouden qui travaillait à la fois les mots et la terre dans sa « poèterie » du bout du monde. Au nom de la terre, Guy Allix, Les Éditions Sauvages, collection Écriterres, 77 pages, 12 euros.
Le « cavalier seul » de Mérédith Le Dez Le « Cavalier seul » de Mérédith Le Dez est le livre d’une femme à l’écoute (à l’épreuve ?) du temps qui passe inexorablement. Pour l’auteur, qui vit à Saint-Brieuc, il ne s’agit pas ici de cultiver une quelconque nostalgie mais bien plus de s’armer pour les années à venir en s’appuyant sur un passé fait, sans doute, de beaucoup de belles et bonnes choses. « Je vais moins vite et moins loin / que je ne suis allée / mais l’horizon toujours je creuse / dans la marche avec le sac / sur le dos ».
Si le temps passe, si « le cheval des heures enfuies » galope sans ménagement ou « trotte » dans sa tête, une forme de solitude s’installe en parallèle. « Je fais cavalier seul / désormais / dans l’horizon indifférencié ». Ce « cavalier seul », qui est le titre du troisième chapitre du livre, donne aussi son titre à ce recueil introduit par un émouvant coup d’œil dans le rétroviseur sous le titre « Souviens-moi ». Une femme parle par bribes – à coups de fines sensations – de ce qu’elle a vécu et ressenti à des moments de sa vie. Ainsi nous parle-t-elle « des pluies fades / et du vent mou / qui aiguisent le chagrin ». Ailleurs « de l’huître ouverte / dans un ciel d’écailles ». Autant de vives notations qui fleurent bon un pays de connaissance. Mais, dans ce « Souviens-moi », c’est d’abord une femme qui nous parle. De son corps. De ses émois. « Souviens-moi / d’une cadence / de hanche étroite » (…) « Souviens-moi / de la houle au ventre » (…) Souviens-moi / avec l’âge qui avance / inexorable et patient ». Mérédith Le Dez a obtenu en 2017, pour ce recueil, le prix de poésie Vénus Khoury Ghata (du nom de la célèbre écrivaine française d’origine libanaise). Prix qualifié, par ses initiateurs, de « poésie au féminin ». La tonalité générale du livre atteste, en effet, ce regard de femme sur la vie mais aussi cette empathie pour la cause des femmes qu’embrasse Mérédith Le Dez dans le chapitre 2 intitulé « Fierté contre le temps ». L’auteur quitte alors son monologue intime pour parler de résistance. « Résistance. Nom féminin », écrit-elle. « Je l’affirme en pleine conscience, j’appartiens à cette moitié de l’humanité qui depuis toujours est sous domination de l’autre ». Aussi fustige-t-elle, au passage, ces « hommes / prophètes / de portes cochères /à la petite semelle / à la cervelle trouée » qui tentent d’imposer leurs lois avec « leurs yeux avides/mangés mangeurs / de vase et de versets ». Pour autant, affirme Mérédith Le Dez, « la vérité n’a pas de sexe ». Sa résistance à elle est « une parole libre et créatrice de femme fière ». Cavalier seul, Mérédith Le Dez, avec des encres de Floriane Fagot, éditions Mazette, 100 pages, 10 euros. Mérédith Le Dez vient de publier un très beau roman intitulé Le cœur mendiant aux éditions La Part Commune, 221 pages, 17 euros. Jean-Pierre Nedelec : Le monde était plein de couleurs Ce monde « plein de couleurs » (quel beau titre !) décrit par le douarneniste Jean-Pierre Nedelec dans son nouveau livre est celui de l’enfance. Il est aussi celui de peintres que, gamin, il côtoyait sur les quais du port cornouaillais. Tout démarre dans ce récit, par une rencontre, lors d’une exposition de peinture consacrée à Jim-E Sévellec. Rencontre de l’auteur avec Charline (devenue adulte). Elle faisait partie de cette bande de copains et copines, « sauvages hilares » qui charriaient les artistes posant leurs chevalets sur les quais du Rosmeur ou de Tréboul (et n’avaient-ils pas raison de se moquer de ce Jim-E Sévellec qui tournait le dos à la mer et aux bateaux pour peindre une boucherie ?). Par le biais de cette peinture et de cette rencontre avec Charline, l’enfance revient au galop. D’abord sous les traits de la jeune Charline avec sa « robe vichy à carreaux bleus » rencontrée à neuf ou dix ans quand les parents du jeune Jean-Pierre avaient pu trouver un appartement destiné aux « mal-logés » sur les hauteurs de Tréboul au Menez-Birou. « Au paradis », écrit l’auteur. « Des bandes d’enfants se formèrent très vite, courant, criant, flèches joyeuses vers le bord de l’eau, la digue toute proche ». Charline, « la petite fille blonde », en faisait partie, devenue aujourd’hui cette femme « élancée, vêtue avec élégance ». Mais avant le « paradis », il y eut pour le petit Jean-Pierre de dures années. « L’exode » à quatre ans. De Plonévez-Porzay à Douarnenez. « D’un monde de paysans à celui de la mer. Et, surtout, aussi curieux que cela puisse paraître, d’une langue à l’autre, du moins d’un usage à des pratiques dissemblables ». La famille loge dans un taudis sur les hauteurs de Ploaré. « Si humide que les couvertures partirent en pillous ; sans eau, le seau pour chiottes ; une seule pièce, lits superposés. Pour bouger, il faut sortir ». Sortir, c’est aller à la Fête de la mer avec sa « foule endimanchée le long des quais ». Sortir, c’est rencontrer Rouzig, la vendeuse ambulante de moules qui vend à la sauvette ce qu’elle a récolté entre le Ris et Trezmalaouen. Portrait émouvant d’une « femme de peu ». Sortir, c’est découvrir plus tard la Fête des mouettes. C’est aussi (on y arrive) rencontrer le monde plein de couleurs de ces peintres attirés par la lumière de la baie de Douarnenez. Jean-Pierre Nedelec évoque dans son récit les figures de Jim-E Sévellec, René Quéré, Jean Le Merdy, mais aussi Robert-Paulo Villard dont deux peintures décoratives ornent la salle des fêtes où le jeune Jean-Pierre assiste, pour la première fois, à une réunion politique « contradictoire ». C’est effectivement un monde haut en couleurs que nous dévoile l’auteur au fil des pages. Couleurs que l’on retrouve dans un 2e récit de son livre consacré à un 1er mai revendicatif et débridé. Débridé comme toujours à Douarnenez. Le monde était plein de couleurs, Jean-Pierre Nedelec, La Part Commune, 125 p, 14 euros.
Notes de lecture, février/mars 2018
Gaëtan Lecoq : Le rire de Xavier Grall « Romancer » la vie du poète et journaliste breton Xavier Grall. Personne ne l’avait encore tenté, ni forcément imaginé. C’est désormais chose faite avec le roman de Gaëtan Lecoq, Breton du pays Gallo et auteur de cet étonnant livre : Le rire de Xavier Grall. Car de Grall on garde volontiers l’image (transmise par les photos ou les films) d’un homme au visage plutôt sévère, voire austère. Parler du « rire » de Xavier Grall semble a priori saugrenu mais ce mot « rire » apparaît déjà, concernant le poète, dans des écrits du peintre et graveur Claude Huart, ami de Grall. Gaëtan Lecoq nous le révèle au cours de son récit. Dans ce livre s’imbriquent plusieurs approches de l’homme de Bossulan. Nous l’abordons dans le sillage de Paul, personnage central du roman, écrivain en quête d’inspiration (et d’amour), un jour subjugué par les écrits de Grall et qui entreprend de partir à sa recherche à la fois dans le temps et l’espace. Nous voici à Ploudiry dans la maison du grand-père quand le petit Xavier de neuf ans y passait des vacances. Nous voici, une autre fois, aux côtés de l’adolescent énamouré qui s’éprend de Françoise, la sœur de son meilleur copain de collège. Nous voici encore dans l’appartement de Sarcelles où le journaliste de « La Vie catholique » résida quelques années avec sa femme et ses filles (sa « bourgade gamine ») avant le grand départ pour la Cornouaille. Nous voici à l’hôpital, à Paris, le 16 octobre 1972, quand « le médecin de Xavier lui a ordonné une semaine d’examens médicaux pour voir comment avançait la maladie emphysémateuse ». Ce sont des tranches de vie, jamais évoquées de cette manière, que Gaëtan Lecoq restitue avec bonheur pour mieux nous faire entrer dans l’intimité du poète. L’intérêt de ce roman – qui en fait aussi son caractère inédit – est de nous faire aborder le poète breton à travers le regard d’un personnage à peine adolescent dans ces années 1970 du revival breton (Stivell, Glenmor…). L’adolescent se cherche. Cherche sa voie. « En te cherchant, Xavier, j’ai compris que c’était moi que je cherchais. Je cherche ma réalité, ma légitimité. Tout en toi m’a toujours paru plus grand, plus impressionnant, rebelle et tellement fier ». Sur le plan amoureux, la relation entre Xavier et Françoise se double notamment dans le roman d’une autre quête amoureuse, celle de Paul avec Ana, la libraire. Jeu de dédoublement qui donne sa saveur et son originalité au livre. Gaëtan Lecoq n’élude dans ce roman (que l’on devine très autobiographique) aucune des facettes de l’homme Grall: le journaliste, le père, le poète, l’amant, le chrétien, l’homme marqué par le Maghreb… Mais aussi le militant de la cause bretonne. à celui-ci, le romancier, par la voix de Paul, destine quelques flèches concernant sa collaboration au journal « L’avenir de la Bretagne » d’Alain Guel. « Xavier, tu n’as pas interrogé Guel sur son engagement pendant l’Occupation ? Ses idées étaient les mêmes que celles de Mordrel, Lainé ou Fouéré. Des noms aux relents vert-de-gris et aux engagements inacceptables ». C’est la seule limite que Paul donne à son enthousiasme pour l’oeuvre de Grall. Et quand le poète breton meurt, sous les bourrasques, dans un mois de décembre 1981, « toute la Bretagne pleure » et la nature se met au diapason : « Dans la forêt de Huelgoat, les arbres sanglotent (…) Sur l’ossuaire du cimetière de Ploudiry, l’ankou sort de la frise de pierre ». Mais on en revient, en définitive, au rire. Et d’abord au rire des mouettes rieuses survolant l’assistance pour l’inauguration d’une stèle à la mémoire de Grall à la pointe de Trévignon. Nous sommes en 2021, quarante ans après la mort du poète. Rire de l’assistance. Bonheur, surtout, de découvrir une stèle associant Xavier et Françoise. épilogue d’un roman écrit avec ferveur et passion pour nous parler de l’Amour sous toutes ses formes. Et dédié à Françoise Grall. Le rire de Xavier Grall, Gaëtan Lecoq, La Part Commune, 260 pages, 17 euros.
Le chant ensemencé de Jean Lavoué et Nathalie Fréour
« Maintenant que le temps m’est compté ». C’est le terrible aveu de Jean Lavoué au cœur de son dernier livre Chant ensemencé. Poussé par la nécessité (et quelle nécessité !), il nous livre ici un ouvrage pétri à la fois de joie et de douleur (retenue) sur cette vie qui bouillonne plus que jamais en lui. Livre écrit sur son lit d’hôpital à Lorient ou en convalescence dans sa bonne ville d’Hennebont, livre que l’on espère – du fond du cœur – ne pas être son dernier. Car Jean Lavoué n’en aura jamais fini de nous dire ce qui l’anime. Sourcier, veilleur, homme de l’Exode (celui qu’il a magnifié dans ses livres sur Jean Sulivan), il nous parle aujourd’hui de « la maladie tapie / Sous la faiblesse des mots ». Mais il le fait sans amertume, plutôt plein de gratitude sur ce que la vie lui a apporté et lui apporte toujours. « Si le temps est compté / Arrêtons donc les heures / Pour en faire un festin ». Festin du « bréviaire des saisons ». Festin des « graviers du chemin ». Festin des « Rives sans souci » du côté du Blavet et du Scorff. Pour l’accompagner dans cet exode d’un autre genre, il retrouve les auteurs qui lui sont chers comme Etty Hillesum (« J’aime ta douce incandescence / et ton exacte jeunesse ») ou encore René Guy Cadou (« Il allait tête nue dans les champs / Vers cette joie enfin conquise »). Et puis, un jour, il y a cette « enveloppe de verdure et d’amitié glissée le 21 juillet dans la boîte aux lettres » par Christian Bobin. L’écriture de Jean Lavoué est pétrie de tout cela. D’une fratrie d’auteurs lus et relus pour qui « rien ne subsistera / Sauf cette soif d’aimer ». Passant du « je » au « tu », du « tu » au « je », l’auteur ne manque pas aussi de nous parler comme à des frères. « Trouve le lieu de ton repos / Laisse-toi traverser » (…) « Fais confiance à ta nuit / Laisse germer le silence » (…) « Ne s’en remettre à rien d’autre / Qu’à la nudité des branches ». Il nous dit avoir écrit ces mots, ces lignes, tel jour à telle heure (7 h 15, 6 h 14, 2 h 20, 3 h 14, 7 h 34…) depuis le 21 mai 2017. Oui, Jean Lavoué fait bien partie, lui aussi, de ces veilleurs dont il parle au début de son livre, « bergers d’un feu qui ne faiblit pas ». Et pour le dire il a trouvé la belle lumière qui émane des dessins « blancs » de Nathalie Fréour. Avec le poète et l’artiste, on entre véritablement dans un univers où « tout espace est béni ». Chant ensemencé, poèmes de Jean Lavoué, dessins de Nathalie Fréour, éditions L’Enfance des arbres, 60 pages, grand format à la française 21x29,7 cousu. Adresser les commandes à Jean Lavoué, L’Enfance des arbres, 3, place vieille ville, 56 700 Hennebont. 22 euros + 4 euros de port.
Quand le roman s’empare de la vie de Gustave Roud
Gustave et Madeleine. Frère et sœur. Tous deux célibataires. Ils vivent à la sortie d’un village dans une maison dont la façade est couverte de vigne-vierge. Nous sommes autour des années 1960, avant la grande révolution agricole qui transformera les campagnes. Gustave, c’est Gustave Roud, le grand poète suisse (1897-1976). Madeleine, sa sœur, a quatre ans de plus que lui. En décidant d’écrire le « roman » des dernières années de Gustave Roud et de sa sœur, le jeune écrivain suisse Bruno Pellegrino (né en 1998) prenait énormément de risques. Comment « romancer » la vie d’un si grand poète ? Comme s’inspirer librement de certains épisodes de sa vie sans trahir sa personnalité profonde ? Pour y parvenir, il faut sans doute avoir beaucoup d’empathie pour son sujet et aussi une connaissance très fine de la vie des deux protagonistes. Bruno Pellegrino s’est notamment appuyé sur sa propre connaissance des lieux (pour y avoir vécu lui-même), sur les correspondances et le Journal du poète ainsi que sur le contenu de Campagne perdue, livre publié par Gustave Roud en 1972. Il a aussi revisité l’émission qu’avait consacrée à Gustave Roud le réalisateur Michel Soutter pour la Télévision Suisse Romande. Car nous sommes effectivement en Suisse romande (même si les lieux ne sont jamais nommés dans le roman) du côté du Jorat, dans le canton de Vaud, là où Gustave Roud a vécu à partir de son plus jeune âge. Précisément dans une maison du petit village de Carrouge qu’il n’a jamais quittée. Collaborateur de revues, traducteur, poète, il a vécu chichement, mais toujours dans l’éblouissement d’une contrée qu’il adorait et parcourait inlassablement à pied, muni de son carnet de notes et de son appareil photo. « Lorsqu’il a quitté la maison, la brume d’aube qui festonnait les prés ne s’était pas encore dissipée. La vieille sacoche à l’épaule, comme un colporteur, il a marché toute la matinée d’un pas régulier, les jambes fortes, la nuque voûtée, le regard sur la route où penchaient des lotiers mal en point ». Le romancier nous parle, ici, de l’automne 1964. Il nous montre, au fil des pages, un poète en quête de « morceaux de paradis épars » (Novalis) dans les molles collines du Jorat, au contact de ses amis moissonneurs qu’il se plaisait à photographier de préférence torse nu (révélant au passage une homosexualité profondément ressentie mais jamais nommée). Des échos de la vie du monde parviennent, assourdis, aux oreilles de Gustave et Madeleine par les journaux, la radio et un peu la télévision. Le romancier s’attarde notamment, dans son récit, sur quelques grands épisodes de la conquête de l’espace (dont la première marche sur la lune), un sujet qui passionnait Madeleine. Que l’on soit, ou non, attaché à l’œuvre de Gustave Roud, que l’on connaisse ou non ses écrits, il faut lire ce livre sans crainte d’y être perdu. Le romancier nous parle de la vie qu’il faut affronter chaque matin, de l’épaisseur des jours, des saisons qui passent (comme le montre le titre du livre), de la vie domestique dans sa simplicité et sa beauté (la maison, la cuisine, le ménage, le jardin…), de l’aspiration sans cesse renouvelée de dépasser sa condition au contact d’une nature offrant des sensations toujours neuves. La place de Madeleine auprès de son frère y est soulignée avec force. Quand elle mourra (subitement) quatre ans avant lui, le poète connaîtra un profond désarroi. Ils formaient à eux deux un véritable couple. Ce que ce roman sait nous montrer avec beaucoup de sensibilité.
Là-bas, août est un mois d’automne, Bruno Pellegrino, éditions Zoé, 225 pages, 17 euros
Gustave Roud : Entretiens
Les amoureux de l’œuvre de Gustave Roud n’en finissent pas de faire l’inventaire de sa démarche poétique. Sa correspondance avec de nombreux auteurs (Chessex, Jaccottet…) a fait l’objet de diverses publications. Voici, dans un nouveau petit livre, la « parole vive » du grand poète suisse telle qu’elle s’est exprimée dans des journaux ou revues (« La Gazette de Lausanne », « La Feuille du Valais »…), sur les ondes de la Radio Suisse Romande ou sur les écrans de la Télévision Suisse Romande. Par contre, pas un seul entretien dans la presse parisienne, très éloignée de l’effervescence littéraire de la Suisse francophone. Pour autant, l’œuvre de Roud, on le sait, n’avait rien de régionaliste : « Si j’avais vécu ailleurs, la poésie m’aurait été présente aussi », déclare-t-il dans un entretien peu du 19 août 1975 à « La Nouvelle Revue de Lausanne ». On découvre chaque fois, dans ces divers entretiens, un poète d’une grande humilité et d’une grande simplicité. Pas du tout donneur de leçons, par exemple à des jeunes qui voudraient se lancer dans la poésie. Plutôt enclin, au contraire, à dire et redire ce qu’il doit aux poètes qui l’ont tellement influencé (Holderlin, Novalis, Rilke…). De Novalis, Gustave Roud reprend à son compte, à plusieurs reprises, cette injonction qui l’a tellement marqué : « Le paradis est dispersé sur toute la terre et nous ne reconnaissons plus ; il faut réunir ses traits épars ». Il en fera la toile de fond de sa démarche poétique. Interrogé sur sa propre définition de la poésie, Gustave Roud répond : « La poésie (la vraie) m’a toujours paru être une quête de signes au cœur d’un monde qui ne demande qu’à répondre, interrogé, il est vrai, selon telle ou telle inflexion de voix ». Ce monde sera, sa vie durant, le Jorat suisse du côté de Moudon (où il décèdera en 1976), dans un monde rural ancien grignoté par la modernité. Marcheur impénitent, Roud connaîtra des moments d’extase, des « illuminations » comme il l’affirme lui-même, au cours de ses pérégrinations parfois nocturnes. « Certaines idées premières de la poésie ne peuvent pas naître en vous dans ce que j’appellerais l’état « normal », il faut passer dans un état « second », qu’on ne peut pas provoquer mais qui en général se produit peut-être à la fin d’une fatigue, d’un désespoir ou d’une joie extrêmes, ces moments où vous êtes alors relié à quelque chose que vous n’entrevoyez pas à l’état quotidien » (entretien avec Jacques Chessex du 19 mars 1966 sur la Radio Suisse Romande). Roud dit aussi, ailleurs, que « tout le désir est de prolonger par la parole, par le poème, le souvenir de cet instant que l’on vient de vivre » (entretien du 15 août 1956 à la même Radio). Et, donc, lutter par le fait même contre le dépérissement et la mort, thématique dont il souligne l’importance dans la littérature de son pays : « Je suis persuadé qu’il y a en Suisse romande un goût de l’introspection qui fait qu’on se penche volontiers sur le problème de la mort ; une certaine angoisse devant le fugace, le passage du monde sensible » (« Feuille d’avis du Valais », janvier 1969). Gustave Roud l’exprimera sous la forme du fragment, en insistance sur la « musicalité » qui doit, selon lui, imprégner l’écriture poétique. Entretiens, Gustave Roud, éditions établie, préfacée et annotée par Emilien Sermier, éditions fario, 121 pages, 15 euros. Janvier 2018 Un poète et une
artiste « En ce jardin »
«
La rose est sans pourquoi », écrivait
Angelus Silesius au 17e siècle. Dans le jardin de Jean-Claude
Albert Coiffard, il y a beaucoup de roses. Dans dix-huit des
quarante-huit courts poèmes qui composent son livre, il nous
parle de cette fleur chérie des poètes. Même si la rose est «
sans pourquoi », elle n’en finit pas d’interpeller ceux qui se
penchent sur elle pleins d’admiration. Et c’est bien le cas de
Jean-Claude Albert Coiffard.
« Que cherches-tu mon âme ? / que cherches-tu ? / l’éclat de
cette rose / est déjà un miracle ».
En ce jardin,
Jean-Claude Albert Coiffard (poèmes) et Nathalie Fréour (dessins),
éditions Des sources et des Livres, 65 pages, 15 euros. Ce questionnement – qui n’est pas sans rappeler les plus belles intonations de la poésie mystique – donne le ton à ce beau livre où les courts poèmes de l’auteur sont superbement accompagnés (on pourrait même dire magnifiés) par les dessins en noir et blanc de Nathalie Fréour dont le compagnonnage avec les textes de certains poètes est désormais connu (avec ceux de Gilles Baudry ou de Jean Lavoué notamment). Pour l’artiste et le poète, le jardin est un lieu de méditation et d’appel au silence. Ce n’est pas un jardin potager mais un jardin floral (pour la vue, pour les couleurs, pour les parfums) où les roses sont environnées de glycines, de lilas, d’hortensias ou de centaurées. On y surprend la libellule, l’abeille, le merle, le rouge-gorge ou le lézard. Dans ce jardin/paradis (puisque le paradis est, étymologiquement, un jardin), le poète peut lancer ses appels. « Papillon / les ailes jointes / sur le cœur d’une rose / apprends-moi à prier ». Postfaçant ce livre, Marie-Laure Jeanne Herlédan a raison d’évoquer la parenté avec Francis Jammes, Marie Noël, Hélène Cadou mais aussi le Chinois Wang-Weï ou le Japonais Bashô. On pourrait ajouter à cette liste Anne Perrier quand elle écrit dans Feu les oiseaux (1975) : « Dans le jardin désert / un pavot glorieux / danse pour toi seul ». Oui, la poésie de Jean-Claude Albert Coiffard est de cette trempe-là. Elle ne se pousse pas du col. Elle n’a pas « la grosse tête » comme peut l’avoir l’hortensia « plus bleu que le ciel ». Elle chemine avec modestie à la recherche d’une «infinie Présence ». Elle voit dans les fleurs du lilas blanc « les tuniques des anges ». Mais on revient, inlassablement, aux roses et aux questions qu’elles posent. « Le jardin déserté / pour qui / pourquoi / éclaireront les roses ? » Alexandre Romanès : « Le luth noir » Il est Tzigane et écrit de courts livres à la fois poétiques et méditatifs. « Lire Alexandre Romanès, c’est connaître l’épreuve de la plus grande nudité spirituelle ». Christian Bobin le dit dans sa préface à Sur l’épaule de l’ange, un précédent ouvrage de l’auteur (Gallimard, 2010). « Juste une voix, ajoutait-il, et surtout le ton de cette voix : une corde de luth pincée jusqu’à l’os, luth dont il a joué dans sa jeunesse ». Ce luth, qui donne son titre au nouveau livre d’Alexandre Romanès, fait encore entendre sa sonorité au fil des pages. Mais elle est désormais plus sombre, emportant le poète dans « le royaume neigeux de la mélancolie », même s’il reste attentif aux « sonorités pleines de tendresse du luth baroque ». Alexandre Romanès n’est vraiment pas un auteur comme les autres. Avant d’être poète, il est un « enfant de la balle », fondateur du cirque qui porte son nom, Tzigane de son état. Et donc assez désespéré sur l’avenir de son Peuple de promeneurs (titre d’un autre de ses livres, Gallimard, 2011) car, dit-il, « être Tzigane / c’est ajouter une difficulté à la difficulté ». Aussi n’hésite-t-il pas à affirmer : « Quand mes filles seront vieilles / ma tribu n’existera plus ». Si les méditations, notations ou réflexions d’Alexandre Romanès nous intéressent et nous concernent, c’est parce qu’elles nous parlent – au-delà du sort spécifique des Tziganes - de notre condition d’homme dans un monde qui tourne de moins en moins rond. Alexandre Romanès, lui, a rompu les amarres avec ce monde. « Tous ces mots qui ne veulent rien dire / tous ces actes qui ne servent à rien / et ces gens si nombreux, si bruyants / où rien d’important n’entre dans leur tête / et ces livres qui ne possèdent même pas / une phrase qui vous touche ». Désespéré, oui, pour toutes ces raisons. Mais aussi parce que la mort rôde. « J’irai rejoindre les plus pauvres / ceux qui n’ont que le ciel / et je dirai moi aussi je cherche / le silence et la nuit pour pleurer ». Sa bouée de sauvetage ici-bas, c’est la poésie. Celle des auteurs qui l’ont subjugué : Christian Bobin, Lydie Dattas, Marceline Desbordes-Valmore. De ces deux femmes, il dit qu’elles ont « le cœur plus sensible et plus tendre / que du papier d’Arménie / et un courage d’acier ». Enfin, il y a ses cinq filles. Ses vraies raisons de vivre (Alexandra, Rijenka…). « J’ai perdu la première de mes cinq filles. Si je dois en perdre encore une / je mourrai avec elle ». Le luth noir, Alexandre Romanès, éditions Lettres vives, 73 pages, 15 euros. Guénane en Patagonie À chacun sa Patagonie. Son bout du monde, son lieu secret. Pour certains, c’est la porte à côté : un petit bois perdu, une cabane, un grenier, le creux d’un rocher, un sentier qui ne mène nulle part… Mais de vraie Patagonie (vrai bout du monde), il n’y en a qu’une. C’est celle qu’a arpentée maintes fois Guénane à la pointe de l’Amérique du Sud, continent où elle a longtemps vécu avant de venir poser son sac du côté de Lorient. Poète, auteure de romans, récits et nouvelles, Guénane nous dit aujourd’hui « sa » Patagonie. Mais elle le fait – on s’en doute bien – sans recourir à cet exotisme facile qui imprègne aujourd’hui le tourisme de masse. À rebours, Guénane pointe plutôt du doigt les menaces qui pèsent sur ce territoire aujourd’hui objet de tant de convoitises. « Les arbres agonisent au bord des lacs / étendues de troncs déchiquetées ». Plus loin, elle écrit : « Qui reprisera l’ozone troué ? / Bleu satanique ciel nocif / sous la glace le feu couve ». La voici aussi sur les pas des Indiens Tehuelche, «nomades aux empreintes géantes (…) hommes d’avant la découverte / d’avant les massacres ». Elle s’inquiète aussi du sort des baleines « géantes, pacifiques, fascinantes », qu’il faut protéger des « barbares excursionnistes ». Elle nous parle avec empathie de ces « énormes sultans » que sont les éléphants de mer, ou encore des otaries ou du « manchot de Magellan ».
On pourrait parfois, lisant ce recueil, penser avoir affaire à un manifeste écolo. En fait, il n’en est rien. Si Guénane pointe du doigt les périls d’aujourd’hui et les turpitudes contemporaines, elle ne verse jamais dans la poésie dite engagée (« Ne pas l’alourdir / en peu de mots, dire la Patagonie »). Comme dans un de ses précédents recueils (Un rendez-vous avec la dune, Rougerie 2014), l’auteure nous dit d’abord sa Patagonie intérieure. Si ce bout du monde la séduit tant, c’est parce qu’elle y trouve un souffle vital (« le même souffle depuis le premier jour »). Parce que « la Patagonie c’est elle qui vous explore / ouvre vos brèches fouille votre cœur ». Nous voici, au cœur de ce territoire, dans la « libre démesure ». La Patagonie, nous dit encore Guénane, « tacle en plein cœur / débride les ailes intérieures ». Soudain nous voici très loin de l’exotisme et plus proche d’une écologie intime, dans un bout du monde qui sonde nos fièvres et nos ardeurs. Ma Patagonie, Guénane, La Sirène étoilée, 41 pages, 12 euros. Guénane publie en outre Tangerine éclatée, recueil de la revue Poésie en voyage (édition La Porte), dont le cadre sont les Açores. Xavier Grall : « L’inconnu me dévore » réédité
Les éditions Les Équateurs rééditent « L’inconnu me dévore » de Xavier Grall, avec une préface de Pierre Adrian. À la sortie du livre en 1984, j’avais rédigé cette chronique littéraire dans l’hebdomadaire « Le progrès de Cornouaille ». La voici in extenso. Un nouveau livre de Xavier Grall. Écrit fin 1969-début 1970, il aurait pu s’intituler « Lettre à mes filles sur l’amour de Dieu ». à l’époque le manuscrit avait été refusé par différents éditeurs. Ce livre est en effet inclassable. Le poète de Bossulan s’y définit comme un « catholique solitaire, mystique et fou ». Avec cet ouvrage, il entame une longue méditation sur la mort et la vie, l’amour et la foi. Une méditation qui s’achèvera, en apothéose, dans son livre Solo. En éditant L’inconnu me dévore, les éditions Calligrammes enrichissent notre connaissance de l’écrivain, de l’homme, du chrétien. « C’est à la mort de mon père que j’ai senti l’abîme se creuser en moi. Et il faut bien que se creusent les abîmes pour que s’y engouffrent les vives forces de vérité. L’eau ne coule jamais que là où la terre se lézarde ». Le ton est donné à la deuxième page du livre. L’inconnu me dévore est placé sous le double signe de la souffrance et de la jubilation. Souffrance de perdre des êtres chers : la mort du père (« mon sang battait à contempler ce fils de Dieu ») puis la mort du grand frère (« Je pleurais la nuit tout plein de ma pauvre pitié »). Mais dans ces deux morts, il y a le signe d’une autre vie et d’une Résurrection. « à sa façon, il avait été Moïse », écrit Grall à propos de son père. « Son dernier mot a été Lumière », nous confie-t-il en évoquant les derniers instants du frère. Cette connaissance de la mort le renforce dans sa croyance. « L’athéisme n’est pas une faute du cœur, mais une faiblesse de l’esprit humain. à mes yeux, l’existence de Dieu est une réalité tangible ». Mais que d’épreuves pour le croyant ! Que de vallées de larmes ! Xavier Grall, nouveau Job, appelle Dieu au secours. « Du fond de mes ténèbres, ad te clamavi ». Sur le fumier de la drogue et des alcools, il essaie de « sortir du labyrinthe ». Grall échappe enfin aux ténèbres, mais rechute aussitôt. « Les alcools rouges, verts, blancs. La fête. Et je voulais que tous les hommes me fussent amis ». Heureusement, il y a « la mer au paradis de Kerdruc ». Avec Grall, l’enfer est sur terre, le paradis aussi. C’est le deuxième versant du livre, instants sublimes de jubilation et de contemplation. Dieu est amour. Il est dans tout. À commencer par ses enfants. « Mes filles mes Divines, je vous conjure d’admirer. Tout est fabuleux pour qui sait regarder. La fraîcheur du regard est le commencement de la sainteté ». Xavier Grall, un chrétien ? Oui, parce que le christianisme est « longue respiration », « amplitude de l’âme », « fleuve d’amour » (« il n’y a qu’un péché, c’est de ne pas aimer », il n’y a qu’un malheur, c’est de ne pas s’aimer soi-même »). Oui, un chrétien parce que le christianisme est « la seule religion à honorer l’homme et à le servir ». Le poète prône la miséricorde, cette « grande dame silencieuse et forte, une sorte de paysanne aux manches retroussées ». Mais aujourd’hui, selon Grall, « une grande chape de tristesse est tombée sur le christianisme ». D’un côté la bigoterie et le cléricalisme, de l’autre les « cellules » et les « quartiers ». La liturgie moderne le désole : « Je quitte, navré, le jour des sanctuaires ». Le poète regrette les envolées lyriques des pardons du Folgoët et de Rumengol et, dans un flash-back sur son austère passé, évoque ces collèges religieux où l’on mettait « Satan en tête ». Il ramasse tout cela dans une phrase percutante. « Mes filles, méfiez-vous des sacristains. à force de nous sonner les cloches, ils couvrent la forte rumeur des Évangiles ». Revenir à l’essentiel, choisir la source. Telle est sa démarche de croyant. « Lisez la Genèse, demande-t-il à ses Divines, elle est le livre de l’établissement de notre royauté ». Xavier Grall, on le sait, réécrira la Genèse à sa façon. « à Dieu je m’abandonne. Les oiseaux de juin descendent dans le jardin ». Ce sont les dernières lignes du livre. Ainsi soit-il, frère Xavier. 24 mars 1984 L’inconnu me dévore, Xavier Grall, éditions Les Équateurs, 142 pages, 13 euros.
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