Les Lectures de Pierre Tanguy...
novembre 2017 Marc Pennec En Arrée
Nous marchons en ce
monde sur le toit de l’enfer en regardant les fleurs, écrivait
au
18e siècle le poète japonais Kobayashi Issa.
L’enfer : il est partout. C’est notre part d’ombre. En
Bretagne, on le trouve dans ces Monts d’Arrée qu’arpente
depuis des années Marc Pennec. Précisément dans les marais de
Yeun Elez, vers la bouche spongieuse et indécise des
tourbières, nous dit-il. C’est un lieu d’ombres et
de faux semblants où les anges, le diable, l’Ankou
s’astiquent les côtes et combattent de façon implacable.
Les Monts d’Arrée sont peuplés de songes, de mythes, de fantasmes. Il n’est pas étonnant qu’on puisse y puiser une belle matière littéraire. Grall et Gwernig ont, en leur temps, témoigné du frisson qui les saisissait en traversant ces landes dénudées et ces sommets en arêtes. Marc Pennec, lui aussi, est tombé sous le charme. Très jeune. Il faut dire que, lorsqu’on habite Landivisiau, les Everest de Roc’h Trévézel ou de Roc’h Trédudon sont à portée de main. Encore faut-il savoir discerner dans ces lieux autre chose que des monts ou des landes. Marc Pennec y a vu très vite un bout du monde, un Larzac breton, un espace en rupture avec le monde matérialiste qu’installaient les Trente Glorieuses. Pour tout dire un domaine que n’auraient pas renié tous les adeptes de la contre-culture, à commencer par ceux de la Beat Generation, Jack Kerouac en tête. Que n’auraient pas renié non plus Jim Harrison ou Rick Bass. Il y a donc, dans ce livre, qui associe chapitres en prose et quelques poèmes, un retour sur ces années enflammées post-68 (qui sont aussi celles du revival breton) et ce désir de l’auteur de venir, précisément, vivre et travailler dans ce pays-là. Ambition que ne partageait pas sa compagne Catherine. Elle ne se voyait pas, en effet, passer toute sa vie dans ces lieux loin de tout, désolés et humides. L’auteur en a pris acte et le temps a passé, mais il n’a pas renié sa fougue d’antan sur ce territoire à part qu’il continue à fréquenter assidûment. C’est comme ça : les terres désolées, ravinées par les éléments, ingrates, frissonnantes sous l’averse, qui faussent volontiers compagnie au quotidien et se fichent des dieux et des idoles essoufflées du monde entier, me fascinent depuis le fond de l’enfance. Cet amour de l’Arrée trouve aussi sa source dans le besoin irrépressible de trouver une forme de paix intérieure. Marc Pennec, dans un chapitre très émouvant, révèle le bouleversement opéré en lui par la lourde maladie de son jeune frère. Il trouvait alors refuge à Trédudon-le-moine pour noyer ses angoisses : Je me fondais, disparaissais dans le paysage. Je montais vers les crêtes. Dépassais les prairies et les troupeaux, les bosquets, les futaies, vers la lande (…) Ces jours-là, je me serais bien rendu aux nuages et aux ciels passants. Pour l’accompagner dans
ce livre de belle facture, Marc Pennec a trouvé comme
compagnon de route le dessinateur et aquarelliste Nono, dans
son art consommé d’apporter ici de la lumière sur ces paysages
austères : lumière jaune des ajoncs ras, jaune pâle des
chaumes, lumière rose des bruyères, parcelles brunes de
fougères fanées, toits et murs gris des maisons, villages dans
la nuit… Tout surgit à coups de crayon : Saint-Michel de
Brasparts, Saint-Herbot, Brennilis et sa centrale… Oui, Arrée
est univers.
En Arrée, Marc Pennec, illustrations de Nono, Éditions Dialogues, 100 pages, 14 euros.
Gilles Cervera : Deux frères
Deux frères. Le petit et
le grand. Le grand et le petit. Tout au long du livre, on les
appellera le petit et le grand. Deux frères que tout sépare.
L’âge, bien sûr, la taille, mais surtout le regard sur la vie.
Nous sommes en Bretagne dans un pays mouillé, de bruines et de
vents (Des ors
d’ajoncs mouillés de rosée, des ors de genêts ployés de
bruines), avec quelques échappées vers le sud de la
France d’où est originaire le père. Mais on ne sait rien du
père quand le livre s’engage. Il est absent. Il a disparu très
tôt de la vue des enfants. Un mystère qui s’éclaircira dans le
deuxième et dernier court chapitre tellement poignant de ce
roman.
Le rennais Gilles Cervera, auteur de cette histoire de fratrie, écrit d’un souffle, d’un trait. Comme dans l’urgence. Presque un langage parlé, prodigieusement vivant et qui vous happe littéralement comme si vous étiez pris dans une conversation et des confidences intimes. Son histoire, en effet, pourrait être aussi la nôtre. Un peu de chacun d’entre nous s’y retrouve forcément. C’est pour cela qu’elle nous touche. Sans compter l’art que possède l’auteur de faire ce va-et-vient entre le passé (ici celui des sixteens, d’Adamo et d’Enrico Macias) et un présent où les deux frères, devenus adultes, prennent des chemins tellement différents. Le grand râle, éructe. Des conneries, dit-il à propos de tout. Il en veut au monde entier. Le petit, depuis le temps de la chaise haute était plutôt locataire de l’admiration. Le grand, admiré, s’est plutôt logé dans le dénigrement et la persécution. La vie n’est pas tendre, sans doute le prévoyait-il. Le malheur, en effet, l’a atteint au cœur (un enfant handicapé). Le grand est un manuel, un homme du bricolage et des affaires concrètes de tous les jours. Le petit, à ses côtés, fait vite figure d’intello. Il s’intéresse à la psychologie (des conneries, lui dit le grand). La bibliothèque était la deuxième maison du petit. Elle jouxtait le lycée, son ancienne chapelle. Le petit s’asseyait où s’étaient assis Jean Grenier et Louis Guilloux, leur chaise tiède et les livre à lire sur les rayons rayonnaient. Entre le grand et le petit, il y a la mère à qui le grand téléphone deux fois par jour et qu’il materne d’une certaine manière (ou plutôt « paterne » car le père n’est plus là). Une mère-pivot entre ces deux-là. Le petit et le grand. Pourquoi un tel roman/récit peut-il nous concerner profondément ? Parce que, contrairement aux titres clinquants de têtes de gondoles, il nous parle avant tout de ce que nous sommes profondément, du poids des liens familiaux, de notre situation d’enfant, de frère, puis d’adulte lancé dans un monde pas toujours drôle. L’enfance ressemble à un centre de tri, écrit l’auteur de ce récit très autobiographique. S’ensuivent des lignes qui divergent, des objets qu’un voit, l’autre pas, que l’un pèse et qui pour l’autre ne pèse rien. Tout paraît pareil, tout semble identique. Il n’en est rien. Tout diffère. Rien ne se ressemble, peu rassemble.
Gilles Cervera a écrit là un livre dans la lignée de L’enfant du monde, son puissant premier roman (Vagamundo, 2016). Il parle des difficultés de la vie, de nos irréductibles différences et de nos solitudes. Mais aussi de ces moments précieux où le cœur s’épanche. Deux frères, Gilles Cervera, Vagamundo, 141 pages, 13 euros. Jacques Josse : Comptoir des ombres
À quoi reconnaît-on un
écrivain ? Un vrai. À sa capacité à créer un monde, à sa
faculté de partir de lieux singuliers et familiers pour vous
parler de l’univers entier, de l’homme, de ses peurs, de ses
fantasmes. Le rennais Jacques Josse, en vrai écrivain, tourne
et retourne, de livre en livre, les mêmes obsessions, les
mêmes rêves. Les personnages de ses récits circulent d’un
livre à l’autre. Et on les reconnaît bien. Ce sont des
naufragés, explique l’auteur, des perdants, des
exclus, des cabossés de la vie. Mais aucun d’entre eux ne
courbe l’échine.
Ses personnages, on les suit même à la trace. Et c’est encore le cas dans son nouveau livre Comptoir des ombres où l’on retrouve, par exemple, le Rousseau du Café Rousseau (La Digitale, 2000) ou encore le Pedro rencontré dans Chapelle ardente (le Réalgar, 2016). Mais le temps a fait son œuvre. Fin de route, parking vide, balayé par un vent venu du Nord, le café est derrière, fermé pour toujours. Rousseau n’y est plus, gisant au cimetière depuis des lustres, ne dialogue plus qu’avec d’anciens clients triés sur le volet, Popeye, Jimmy, Jeff, Salaun, Marquier et quelques autres dérivant entre taupes et pissenlits… Quant à Pedro, il est à un endroit dans la mer et qu’en dessous veille son âme (si elle existe), lui parti un soir décrocher des ormeaux au fond et depuis jamais revenu. Jacques Josse a une saine attirance pour les disparus. Saine parce que les morts savent nous accompagner. Il ne se contente pas d’évoquer leur mémoire mais carrément de leur redonner vie. Sous terre les morts discutent entre eux et prennent l’apéro. Le bar central se situe dans un caveau assez spacieux pour recevoir ceux et celles qui ont encore quelques souvenirs à faire valoir. Parfois ils reviennent, tels de fantômes, pour échanger avec nous. On les discerne dans la brume ou le brouillard. Il faut dire que le pays s’y prête. Dans les récits de Josse on vit dans un territoire compris entre Bréhat et Fréhel. Une vraie « géopoétique ». Des phares clignotent dans la nuit, des hommes se cassent la pipe au pied des falaises ou se noient dans des rivières. Le soir, si le père, parti pêcher, ne rentre pas, c’est parce qu’il est tombé dans la rivière. L’image s’incruste.
La mort est toujours,
ici, l’autre versant de la vie. Si le ciel est plutôt sombre
(nous sommes sur la côte nord de la Bretagne), les hommes
savent faire face même si souvent ils ne sont « pas
d’attaque » (titre d’un des chapitres de ce livre).
Jacques Josse a été marqué, dans son enfance, par tous ces
ex-voto accrochés dans les sanctuaires évoquant tous ces
disparus en mer, ces marins de Paimpol ou d’ailleurs partis au
loin et dont la mémoire hante les vivants.
Cette familiarité avec le mort nous amène à rattacher l’auteur à tout ce légendaire développé par Anatole le Braz autour des morts et des revenants (mais sur un mode ethnographique). Jacques Josse ne voudrait pas qu’on lui colle l’étiquette d’écrivain breton. Surtout pas. Mais il y a, dans son approche de la mort, quelque chose chez lui qui relève de « l’âme bretonne », celle évoquée par Ernest Renan quand il fait précisément de la familiarité avec la mort un marqueur essentiel de ce « peuple ». Comptoir des ombres, Jacques Josse, Les Hauts-Fonds, 105 pages, 17 euros. Ce live propose aussi, dans sa partie finale, un entretien réalisé par Malek Abbou dans lequel Jacques Josse explicite sa démarche d’écriture. Amaury Nauroy et les auteurs de Suisse
romande
Ramuz, Roud, Chappaz,
Chessex, Cingria, Jaccottet, Perrier… Ils ont tous un point
commun : être des auteurs originaires de Suisse romande
et d’avoir établi entre eux, pour la plupart, des liens
d’amitié et de connivence fondés en particulier sur le profond
respect des jeunes pour les plus anciens. On pense en
particulier à Jacques Chessex et à Philippe Jaccottet qui ont
voué un véritable culte à leur maître en écriture Gustave Roud
(1897-1976). Toute cette saga littéraire méritait bien un
livre. Il est l’œuvre d’Amaury Nauroy, « jeune
auteur » né en 1982 et
pétri
de cette littérature suisse. Il nous propose ici, sous
l’énigmatique titre Rondes
de
nuit,
une véritable plongée dans un monde qui a connu ses
« heures de gloire » au cœur du 20e
siècle mais qui continue à séduire un lectorat fidèle.
Cette grande aventure littéraire et humaine n’aurait sans doute pas été possible sans le rôle essentiel joué par l’industriel et mécène suisse (amateur d’arts, de manuscrits, de poésie…) qu’était Henry-Louis Mermod (1891-1962). C’est lui, depuis Lausanne, qui a été le catalyseur de cette véritable effervescence littéraire en devenant l’éditeur de la plupart des grands noms de la poésie de Suisse romande (Valais, Pays de Vaud, Haut-Jorat…). Amaury Nauroy consacre une large part de son livre à Mermod. Il le dit dans une langue superbe avec une abondance étonnante de détails (à la manière des meilleurs investigateurs), tout cela dans une véritable empathie avec ce milieu. Ce qui n’empêche pas quelques coups de griffe à l’encontre des frasques de tel ou tel, à l’image de Jacques Chessex (1934-2009). Il employait une part de son énergie manœuvrière et jalouse à exister, quitte à se mettre en avant. Et, pour peu qu’on eût fait devant lui l’éloge de ses compatriotes encore en vie, il se braquait, raconte Amaury Nauroy qui a rencontré l’auteur suisse à plusieurs reprises dans sa tanière de Ropraz. Les pages qu’il consacre à Anne Perrier (1922-2017) et à Philippe Jaccottet (né en 1925) sont sans doute les plus belles, parce qu’elles nous permettent de mieux comprendre cette originale approche du monde qui caractérisait de tels auteurs. À propos d’Anne Perrier, Amaury Nauroy écrit : C’est un pays tout intérieur et désancré, celui du cœur et plus encore un pays d’âme qu’elle traduit avec des mots tout à fait simples, dans un registre qui alterne l’abstrait (le silence, le bonheur, l’amour, la gloire…) et le détail le plus réel. De sa connaissance aiguë de l’œuvre de Philippe Jaccottet (qu’il a rencontré plusieurs fois à Grignan dans la Drôme), il tire cette leçon personnelle : De poisseuses inquiétudes ne doivent pas nous faire oublier l’effarant appel de ce monde. Aussi mouvant qu’il soit, aussi cruel et imparfait, le pays qui s’ouvre devant nos pas est le seul dont nous puissions faire l’expérience concrète. Il réclame d’abord d’être aimé puis certainement d’être dit ». Le livre d’Amaury Nauroy (qui emprunte quelques chemins buissonniers où l’on menace parfois de s’égarer) est ainsi parsemé de notations d’une grande justesse. Il nous révèle sa profonde intimité « spirituelle » avec les auteurs qu’il nous présente, sans parler des « comparses » tellement riches et savoureux (artistes peintres, libraires…) qu’il introduit avec bonheur dans cette saga. Rondes de nuit, Amaury Nauroy, Le bruit du temps, 285 pages, 24 euros.
Notes de lecture (septembre octobre 2017) Kamel Daoud et les pouvoirs de
l’écriture
Kamel Daoud (dont on avait déjà apprécié son Meursault contre-enquête chez Actes Sud) signe ici un livre puissant, grande fable poétique sur les pouvoirs de l’écriture et de l’écrivain. Le fil conducteur de ce roman tourne, en effet, autour de la capacité de Zabor à faire reculer la mort par ses écrits. Et d’abord la mort des gens d’un village (dont il raconte la vie dans ses cahiers quand la mort les guette), village « de peu » cerné par ses eucalyptus et ses figuiers de barbarie. Village où les femmes recluses ou répudiées n’ont pas de corps. Village où « l’innocent Zabor » (que la vue du sang des moutons qu’on égorge révulse), est ce fils chassé par son père (grand égorgeur devant l’éternel), finalement recueilli par une tante célibataire et que l’on découvre, tout au long de ce livre, à la fois méprisé et « jalouséde tous » à cause de ses dons. Arrive le moment où Zabor se trouve face à un véritable dilemme: arrivera-t-il (mais le voudra-t-il ?) à retarder, grâce à ses écrits, la mort d’un père honni ? Kamel Daoud n’est pas là pour nous tenir en haleine ou nous ménager un quelconque suspense mais pour nous dire – entre les lignes – tout ce que les livres et l’écriture ont pu lui apporter. « La fin du monde pour moi, fait-il dire à Zabor, est le jour où l’on volera mes cahiers pour les éparpiller dans les rues, aux vents, comme à la sortie des écoles à la veille des vacances ». Mais ce n’est pas la langue stéréotypée et englobante du Livre sacré – on s’en doute – qu’il vante ici, cette langue « puissante » et « bavarde », comme il l’écrit, et qui « comptait beaucoup de mots pour les morts, le passé, les devoirs et les interdits et peu de mots précis pour notre vie de tous les jours ». Sans compter, ajoute-t-il, que « dans le Livre, les poètes sont moqués, soupçonnés de rivalité et d’errance ». Non, Kamel Daoud est d’abord là pour célébrer la liberté de l’écriture et du langage. Le pouvoir de la fiction. Et dire implicitement tout ce que la langue française a pu lui apporter, à lui l’écrivain et journaliste algérien. Ainsi fait-il dire à Zabor : « Ma découverte de la langue française fut un événement majeur car elle signifiait un pouvoir sur les objets et les sujets autour de moi. La possibilité d’un pamphlet à l’exacte limite de la falaise ». Kamel Daoud nous émerveille de bout en bout par la profondeur de sa pensée, sa grande exigence intellectuelle, son profond souffle poétique. C’est un appel à l’éveil qu’il lance dans ce livre (notamment l’éveil des sens), un appel à quitter tous les mondes clos. Un livre à méditer, à ruminer, à l’aune des menaces que font peser les intégrismes religieux sur le monde. Car pour ce qui est de l’islamisme, Kamel Daoud en sait déjà lui-même quelque chose. Zabor ou les psaumes, Kamel Daoud, Actes Sud, 330 pages, 21 euros. Ben
Lerner : La haine de la poésie
Le sujet n’est pas neuf. Georges Bataille a fait de La haine de la poésie le titre de l’un de ses livres (éditions de Minuit, 1947). Pour lui, « la poésie est le langage de l’impossible »L’impossible : titre qu’il donnera, en 1962, à une nouvelle édition de sa Haine de la poésie). La haine de la poésie de Bataille n’était donc pas véritablement une haine. Rien à voir, par exemple, avec la charge contre la poésie de l’écrivain polono-argentin Witold Gombrowicz lors d’une causerie qu’il fit en 1957 à Buenos-Aires. « Pourquoi est-ce que je n’aime pas la poésie pure ? Pour les mêmes raisons que je n’aime pas le sucre pur. Le sucre est délicieux quand on le prend dans un café, mais personne ne mangerait une assiette de sucre ». Il dénonçait aussi, au passage, « le style hermétique et unilatéral » de la dite poésie et tous ces poètes « qui écrivent pour les poètes » et « se couvrent mutuellement d’éloges ». ( En écrivant La haine de la poésie, l’écrivain et poète américain Ben Lerner s’interroge sur le mouvement de recul que suscite le mot poésie auprès du plus grand nombre et pose la question de la marginalisation actuelle de ce genre littéraire. Ben Lerner commence d’ailleurs son petit livre par une anecdote significative le concernant. En classe d’anglais en 3e, il fut prié par son maître « d’apprendre un poème par cœur en vue de le réciter ». Aussitôt il s’empressa, pour limiter la corvée, de demander à la documentaliste de son collège de lui indiquer « le plus petit poème qu’elle connaisse ». Il faisait quatre lignes mais s’avéra, étant donné sa structure interne, très difficile à réciter. Et le jeune Ben Lerner s’en sortit très mal. Cette anecdote révèle bien, à ses yeux, la difficulté d’appréhender la poésie et la suspicion qui entoure ce genre littéraire (barbant s’il en est pour beaucoup). « Un art détesté du dehors comme du dedans », écrit-il. Mais comment l’expliquer ? Ben Lerner considère que « la poésie et la haine de la poésie (…) sont inextricables ». Il en fait le thème de son livre, estimant que « un enchevêtrement d’exigences se pressent autour du mot poésie » mais que « nul poème ne pourrait satisfaire ces exigences ». Quelles exigences ? « Vaincre le temps, l’arrêter par la beauté (…), parvenir à l’universel en étant irréductiblement social, triompher du langage et du système de valeurs de la société telle qu’elle existe, proposer une échelle de valeur au-delà de l’argent ». Pari impossible. D’où l’amertume et le ressentiment. « Haïr les poèmes réels est alors souvent une façon ironique, bien que parfois inconsciente, d’exprimer la persistance de l’idéal utopique de la Poésie et, à cet égard, les jérémiades reviennent aussi à des défenses ». Ben Lerner a écrit ici un petit livre assez complexe, parfois savant, truffé de références à des grands auteurs (John Keats, Walt Whitman, Emily Dickinson…), dans lequel il cultive volontiers le paradoxe. Il faut le lire comme un essai jouissif, porté sur la dialectique (sur l’air de « je t’aime moi non plus »), un brin provocateur et n’épargnant pas les postures qui caractérisent trop souvent le milieu. La haine de la poésie, Ben Lerner, Allia, 95 pages, 7 euros. Marie-Hélène
Lafage et les lendemains qui déchantent
« Entrer en poésie / C’est comme / Prendre un train pour nulle part / Poursuivre des saisons ». Marie-Hélène Lafage inaugure ainsi un étonnant livre axé sur la contestation foncière de notre destinée dans ce pays qu’on appelle la France. Que l’on se rassure, ce n’est pas un livre militant au sens étroit du mot. Loin de là. Parlons plutôt d’acte de résistance à un ordre existant (sans issue, sans projet, dans le brouillard) dans la lignée d’une poésie qui conteste les enfermements, les diktats, les figures convenues. « Refuser l’acquiescement / Le pâle / Assentiment /À la laideur du monde / Ne pas y consentir », écrit Marie-Hélène Lafage. Des essais savants et des livres de sociologues ou d’experts ont largement analysé le malaise actuel et cette « crise » qui perdure. Marie-Hélène Lafage ne prétend pas ajouter sa pierre à l’expertise. Est-ce bien, d’ailleurs, le rôle d’un poète ? Non, elle creuse bien plus profond pour évoquer à la fois le désenchantement et le désarroi de cette génération née à l’issue des trente Glorieuses. « Proclamés / Bâtisseurs / Mercenaires / Malgré eux / Nos pères avaient ouvert / De nouvelles portes // À présent / Plus personne ne savait / Ce qu’étaient devenues / Les clés ». Le constat est impitoyable. Le pays a perdu la tête. « Et la crise / Nous faisait figure / De quotidien » à « Nous autres / Enfants de la modernité / Héritiers du désastre ». « Désastre » : le mot est lâché. On s’est mis dans ce pays, estime le poète, à piétiner et à récuser l’avenir. « Les colporteurs du temps /Sillonnaient les avenues / Bruyantes / De l’ère médiatique / Chargés de leur orgueil / De leurs remèdes / Miracles / Seuls capables / De mettre fin / Aux mots du siècle ». Partagé entre « les lamentations » et le « rire », le pays, « en représentation continuelle », écoutait aussi les « prédicateurs » car « Le temps appelait / De nouvelles radicalités ». Pas plus d’espoir du côté d’une Europe « vieillie, nerveuse et pâle ». Diagnostic sans concession, donc, sur un monde sans boussole vivant à crédit sous un « bombardement sonore ». Que faire ? Que dire ? Marie-Hélène Lafage n’a pas de programme politique. Simplement l’exigence du poète qui interpelle sans relâche. « Il faut toujours choisir / Entre une prison dorée /Et le tumulte de la rue // Entre l’étau du silence / Et le course exsangue /Des mots // S’établir / Progresser sur la brèche ». Garder aussi son pouvoir d’indignation. Dire le beau. « Pourquoi a-t-on coupé / Tous ces pommiers en fleurs / Arraché la glycine / Qui dormait sous le porche ? ». Marie-Hélène Lafage appelle, sans le dire, à la conversion des cœurs. Cofondatrice d’un café culturel à Lyon, elle fait partie des Altercathos ». Le train dans le brouillard n’attendra pas minuit, Marie-Hélène Lafage, Ad Solem, 143 pages, 19,50 euros. Jean-Claude
Albert
Coiffard et Nathalie Fréour : Encre de mer
Ah ! La mer. L’inépuisable sujet poétique que l’on peut décliner de tant de tant de manières. Comme Alain Kervern, par exemple, dans ses récents Haikus de la mer accompagnés par les dessins de Marion Zilberman (Géorama, 2017). Comme aujourd’hui le Nantais Jean-Claude Albert Coiffard dont la mer se décline en aphorismes, courts poèmes, pensées ou réflexions, parce que la mer est par excellence le lieu de la méditation et de l’introspection (comme la montagne peut l’être pour d’autres). À lire ses textes, en effet, on conçoit que la mer puisse être cet horizon mental que l’on se donne, ainsi que l’attestent, par ailleurs, les merveilleux pastels de Nathalie Fréour (accompagnant les poèmes) tous conçus de la même manière : la mer, le ciel et, au milieu, une ligne d’horizon qui les sépare ou, le plus souvent, les fait se rejoindre. Où commence la mer ? Où commence le ciel ? Nathalie Fréour, au fond, nous interpelle. On sait ce qu’il en est, dans nos contrées, quand le brume de mer ou le crachin effacent les distances et donnent les mêmes intonations (colorations ?) au ciel et à la mer. « D’avoir tant scruté l’horizon/mes yeux s’embuent de rêves », écrit Jean-Claude Albert Coiffard. Sous d’autres cieux, dans le Japon du 12e siècle, le poète Saigyô pouvait écrire : « Mes yeux se sont usés / à contempler la mer ». Pour le poète nantais, la mer est avant tout le lieu de toutes les révélations. « Je regarde la mer / et rêve d’une barque ». Au fond la mer nous interpelle parce qu’elle parle de nous. Le poète lui donne une âme, un langage, et même des sentiments humains. « Devant le rocher au cœur dur / la vague éclate en sanglots ». Plus loin : « Le songes de la mer / finissent en écume ». Malgré son immensité, la mer invite aussi à la simplicité, voire à la sobriété. « Plus j’ôte de mots / et plus je vois la mer ». Le pas est vite franchi pour évoquer la figure de Celui à qui les flots obéissaient. « Qui pourrait me montrer / la tendresse des flots / lorsqu’ils furent apaisés ». Et ailleurs on trouve cette autre allusion au miracle raconté dans les Évangiles : « D’un pas léger / il marchait sur la mer / et nous / d’un pas lourd / nous écrasons la terre ». Dans l’avant-dire de ce livre élégant, Jean-Pierre Boulic note avec justesse que la mer est d’abord faite « pour les humbles chercheurs de l’essentiel ». Jean-Claude Albert Coiffard et Nathalie Fréour sont, à coup sûr, de cette trempe-là. Tandis que dans la postface, le moine poète Gilles Baudry évoque cette « haute mer de l’âme qui met au voisinage de l’éternité ». Encre de mer, Jean-Claude Albert Coiffard (poèmes) et Nathalie Fréour (pastels), éditions L’enfance des arbres, 105 pages, 25 euros. L’enfance des arbres publie par ailleurs un recueil d’Alain Durel intitulé Ei Taï-Ji ou la montagne du silence, fruit d’une expérience de sesshin (retraite) dans les Alpes maritimes (80 pages, 11 euros) Les Sourciers : c’est le titre d’un CD, qui vient de paraître comprenant des poèmes de Jean Lavoué sur une interprétation et musique de Pierre d’Andrea. Prix 15 euros, frais d’envoi 2 euros. À commander à Jean Lavoué, L’enfance des arbres, 3, place vieille ville, 56 700 Hennebont. Et à noter aussi ce mois-ci…
Notes de lecture (juillet/août 2017) Marie-Hélène
Prouteau enchante Nantes
Née à « Brest même » mais profondément Nantaise, la bretonne Marie-Hélène Prouteau quitte « la petite plage » nord-finistérienne décrite amoureusement dans un précédent livre (éditions La Part Commune) pour nous parler de sa ville d’adoption, cette « ville aux maisons qui penchent » du côté du quai de la Fosse, cette « ville aux pierres blanches » où « le tuffeau règne en maître de lumière » et « doit composer avec le granit janséniste ». Nantes a toujours été une belle matière littéraire et poétique. Marie-Hélène Prouteau s’inscrit dans une lignée prestigieuse et nous propose, à son tour, sa « forme d’une ville » (Julien Gracq) en présentant un kaléidoscope d’émotions fugitives ou de sensations éprouvées, sur place, au fil des ans. Ses « suites nantaises » (sous-titre du livre) sont des échappées belles, des fugues à la manière de compositeurs brodant sur le motif. La culture y tient la part belle, qu’il s’agisse de l’évocation d’un marché de la poésie où l’éditeur Yves Landrein expose ses livres, d’une rencontre avec Michel Chaillou au lycée, d’un livre de poète tchèque aperçu à la devanture d’un libraire et amenant l’auteure à évoquer des séjours pragois. Et quand Marie-Hélène Prouteau voit un pianiste et un violoniste roumains verbalisés dans les rues de Nantes, elle s’indigne et nous entraîne vers un livre du poète Mandelstam évoquant la confiscation d’un piano à queue. Mais quand la poésie peut à nouveau retrouver doit de cité lors d’une création collective de la Maison de la poésie, elle ne peut que se réjouir. Rue des bateaux-lavoirs, elle peut alors écrire : « Buée bleutée des lessives sur les bateaux-lavoirs / Les lavandières aux mains rougies lavent les battoirs / Les corps fatiguent et les voix chantent la vie à la peine ». Dans d’autres textes (il y en a vingt au total), Marie-Hélène Prouteau inscrit son propos dans l’histoire de la ville. Ainsi ce souvenir de Libertaire Rutigliano (19 ans) embarqué dans les vents mauvais de l’histoire, torturé puis déporté à Dachau. Mais l’histoire rejoint vite la poésie. « Deux mois auparavant, il aurait pu y faire la connaissance de Robert Desnos. Parler ensemble de poésie, de liberté. Lui, le jeune émigré qui, à quatorze ans, dans une lettre à son père, parlait de poètes romantiques et de Shakespeare ». Il y a, enfin, dans ce livre, des souvenirs d’enfance qui remontent à la surface (comme autant de bulles à la surface de la Loire) : une excursion d’écolière dans les marais de basse-Loire ou de lycéenne aux Floralies de Nantes. Ne manquent pas au tableau, non plus, dans d’autres chapitres, le pont Éric Tabarly, la Tour Bretagne et le Lieu Unique. On sent une auteure faisant corps avec sa ville, à l’écoute de ses battements de cœur. Et pour cause : « Nantes respire à la bonne hauteur, écrit Marie-Hélène Prouteau, elle a vocation de patience. Son pas est lent, la ville fait la part des choses, indifférente aux emblèmes éphémères dont s’entiche la postmodernité» La ville aux maisons qui penchent (suites nantaises), Marie-Hélène Prouteau, La Chambre d’échos, 80 pages, 12 euros. Olivier
Cousin en poète pédalant
Il y a tant de manières de raconter sa passion du vélo. De Paul Fournel à Luis Nucera, les auteurs ne manquent pas. Le Breton Olivier Cousin fait aussi partie de cette cohorte (mais sur un mode mineur, celui d’un homme qui enfourche sa bicyclette bleue chaque matin pour aller au travail). Il ne s’agit donc pas, pour lui, dans son nouveau petit opus, de remonter à l’enfance, de nous faire goûter « la madeleine de Proust » des premiers pédalages et des premières chutes dans les fourrés ou sur le gravier et, encore moins, d’évoquer des passions vélocipédiques liées au passage du Tour de France. Olivier Cousin n’est pas, non plus, celui qui regarde le passage des saisons depuis la selle de son vélo même si quelques références au printemps (des fleurs de cerisiers du Japon restées accrochées à ses cheveux) ou à l’automne (quand il roule / sans réfléchir / au cœur des feuilles tombées /des châtaigniers et des hêtres ») sont là pour montrer qu’il sait aussi renifler l’air du dehors. Non, le poète breton est plutôt là pour nous livrer ses méditations et réflexions de poète pédalant : «Le monde chavire / il ne fait pas assez attention en traversant / le monde perd l’équilibre/entre ses valeurs et ses désirs d’aller de l’avant / Le cycliste regarde ce naufrage permanent / en haut de sa selle / jamais assez rembourrée ». Olivier Cousin nous parle aussi de lui. Il se jauge dans ses pédalées vers le lycée où il enseigne le français. « Le poète est un cycliste ordinaire / Hors au commun des modèles / Au même titre que le cycliste / est parfois un poète ordinaire ». Mais il y a chez lui l’art de tourner le dos à certaines arrogances ou postures littéraires et, en définitive, à se moquer de lui-même. « J’aime la simplicité / le concret et le cambouis /Je garde ma tenue de tous les jours / pour monter en scène / ‒ en selle, pardon ». Pas dupe, en effet, de ce « chic » qui entoure volontiers aujourd’hui la pratique vélocipédique. Il peut donc tranquillement écrire : « J’ai toujours eu tendance / à ne pas être tendance ». Ses « riches heures pédalantes » sont donc l’occasion de distiller quelques maximes ou propos goguenards. « Il n’y a jamais de pire moment / pour perdre les pédales / que lorsqu’on a la tête ailleurs » (…) La vie est simple / comme un tour de vélo / Rien ne sert de bomber le torse / il faut pédaler / un point c’est tout / en gardant le tempo ». En écrivant aujourd’hui sur le vélo et ses pédalages quotidiens, Olivier Cousin garde le sillon qu’il a commencé à tracer dans ses précédents recueils de poèmes : jeter un regard amusé sur les grandes simagrées et grandes turpitudes du monde. Sans jamais oublier de témoigner d’une forme d’inquiétude liée au temps qui passe. Au point d’évoquer, dans un ultime poème, son propre enterrement et même de formuler certaines « directives anticipées » : être enterré près de son vélo bleu. « Il témoignera pour moi / que la roue continue de tourner ». Les riches heures du cycliste ordinaire, Olivier Cousin, Gros Texte, 50 pages, 6 euros. Les
« questions innocentes » de Gilles Baudry
Un poète n’est-il pas là, d’abord, pour nous interpeller sur le sens de l’existence ? À lire les poèmes de Gilles Baudry, moine bénédictin de Landévennec (Finistère), cela ne fait aucun doute. Et cela depuis longtemps. N’avait-il pas, d’ailleurs, dès 1987, donné un titre interrogatif à l’un de des livres (Jusqu’où meurt un point d’orgue ?, éditions Rougerie). Dans le court recueil qu’il publie aujourd’hui, le questionnement est permanent. Nous voici invités à méditer autour de 50 courts textes se terminant tous par un point d’interrogation. Les questions sont limpides. Placées, pour la plupart, sous le sceau du bon sens et d’une forme d’évidence. « Tout ce qu’on a porté / aux nues / ne nous fera-t-il pas /tomber de haut ? ». Sous ces questionnements un peu « bonhommes », il y a forcément un appel à plus de sagesse et de discernement dans la conduite de nos vies. Les « questions innocentes » de Gilles Baudry sont tout sauf innocentes. « Si le temps / passe plus vite / que gagne-t-on / à vivre plus longtemps ?» La poésie rejoint ici l’interrogation philosophique et le questionnement métaphysique. Sous la naïveté (feinte) de certaines questions on voit aussi pointer les exercices de contemplation et de méditation d’un moine à l’écoute des interrogations que lui adresse la nature elle-même. « Dorment-ils / les grands arbres / en renversant la tête / dans le lit des rivières ?» (…) « Ondoiement des collines / d’un haussement d’épaules / peux-tu te délester comme elles / du poids du monde ? » (…) « Qui sait entendre / la coda des sources / le récitatif des ruisseaux / derrière les larmes ? ». Il y a, enfin, dans ce livre, quelques interpellations salutaires sur les dérives du monde actuel. « Propriété privée / de quoi ? / Sentier battu / par qui ? » Plus loin : « La vraie urgence n’est-elle pas / de repousser les avances de la hâte » ? Gilles Baudry n’avait pas habitué ses lecteurs ce genre d’exercice. Mais on y retrouve, sans difficulté, ce qui anime le poète et sa manière de nous ramener à l’essentiel, « aux sources de la rêverie, de la création et du langage », comme le précise lui-même son éditeur. Les questions innocentes, Gilles Baudry, éditions L’œil ébloui, 31 pages, 13 euros Jean
Onimus : « qu’est-ce que le poétique ? »
« Qu’est-ce que le poétique » ? Voilà qui ferait un beau sujet de philosophie pour le baccalauréat. L’essayiste Jean Onimus (1909-2007), lui, en a fait un livre dans lequel on entre avec bonheur, ébloui à la fois par la profondeur de la pensée et par la clarté du propos. Car Jean Onimus ne s’embarrasse pas d’abstraction ou de théories fumeuses pour souligner la nécessité du poétique dans nos vies. Le « poétique » selon lui s’oppose au « prosaïque » (et, bien entendu, le poétique ne se limite pas à la seule poésie). Ce qu’il appelle le poétique, c’est « la constatation émue, émerveillée, mais traversée d’angoisse, de l’étrangeté d’exister ». Il dit aussi ceci : « Le poétique se dissimule partout, comme une sorte de trace presque invisible d’une innocence originelle, étonnée, admirative ». À l’opposé, il appelle « prosaïque » « tout ce qui peut être un jour technicisé, c’est-à-dire fabriqué automatiquement et indéfiniment répété ». Le prosaïque, dit-il, domine notre époque, placée sous la signe de l’efficacité, de la rentabilité. Le poétique, lui, relève de l’émotion, de l’intime. C’est l’ubac par rapport à l’adret, l’ubac ce « versant ombreux auquel on accède quand le travail s’interrompt, quand on peut rêver, contempler, se livrer aux suggestions de l’imagination, prendre possession de soi et se développer librement ». Tous les arts, selon lui, relèvent de l’ubac. La poésie en est l’un des fleurons mais elle doit, à ses yeux, s’appuyer sur le réel, l’instant présent, viser une écriture concrète, évacuer « l’abstrait qui l’encombrerait d’idées et de sentiments ». Jean Onimus cite à cet égard, à plusieurs reprises, ses auteurs de référence : Jaccottet, Guillevic, Follain, Rilke, Giono, et même les auteurs japonais de haïku. Haro donc sur l’hermétisme et sur tous ceux qui y ont recours parce qu’ils « manquent tout simplement d’inspiration ». Il s’agit plutôt, quand on se prétend poète, de trouver « la note juste », de cultiver « l’art de la suggestion » et, plus fondamentalement encore, de « célébrer et de contempler » car le poétique « en notre temps est, avant tout, d’inspiration cosmique ». Jean Onimus n’est d’ailleurs pas loin de penser que le poétique a aujourd’hui pris le relais du religieux car « l’exigence poétique est liée à un désir de vivre intégralement « et donc à être « attentif à la trace des dieux enfouis » (comme le disait Heidegger, inspiré par Hölderlin, lors du 20 anniversaire de la mort de Rilke). Quant à savoir pourquoi la poésie « n’a plus guère de lecteurs », il répond : « C’est parce que nous préférons recevoir des informations plutôt que des suggestions » et qu’on nous a « habitués à une stricte cohérence conceptuelle ». Pour autant, le poétique n’a pas fini de tracer son chemin car il est « d’autant plus saisissant qu’il est presque imperceptible». Qu’est-ce que le poétique ?, Jean Onimus, éditions Poesis, 212 pages, 18 euros. Pierre
Dhainaut : « Un art des passages »
« C’est pour respirer moins mal que, très jeune, j’ai eu recours au poème. Ce « recours au poème », Pierre Dhainaut l’explicite dans un livre rassemblant à la fois des poèmes inédits et des textes qu’il a publiés, au fil du temps, dans différentes revues littéraires. Le poète du Nord, aujourd’hui âgé de 82 ans, nous livre par bribes les ressorts de sa démarche poétique engagée sous les auspices du surréalisme, mouvement dont il s’est progressivement détaché. « J’ai peu à peu compris que l’approche d’une parole juste nécessitait la contestation de ce à quoi j’avais adhéré ». Cette « toute puissance du langage », Pierre Dhainaut estime qu’en réalité elle « fonctionne à vide ». Et il ajoute même : « Que devient l’ambition de changer la vie au moyen de poèmes s’ils n’agitent que des fantasmes ? ». Pas question, donc, de laisser « le beau langage » nous « étourdir » car « que vaudrait un poème s’il occultait ce qui nous oppresse, nous diminue ? » Pierre Dhainaut est du côté du réel, du côté de la vie (« Plus je vais, moins je tolère un art qui tournerait le dos à la vie »). S’il réfute la place trop importance qu’on accorderait à l’imagination, il met tout autant en garde contre une subjectivité débridée. « La poésie n’obéit qu’à sa propre urgence. De mes émotions, de mes indignations, elle tire parti, elle les transmue ». Évoquant sa mère et les fleurs sur lesquelles elle veillait, il peut ainsi noter : « Ce qui nous tient à cœur, le poème ne le dit qu’à sa manière, détournée ». Pierre Dhainaut croit à « l’influence bienfaisante du poème ». Pour lui, « est poète celui qui accepte de balbutier ». Comme lui-même l’a sans doute fait en privilégiant la forme poétique du fragment. L’auteur ne dit pas que « la poésie sauvera le monde » (Jean-Pierre Siméon). S’il note qu’elle est « la mal aimée, la délaissée », il estime malgré tout que nous n’avons pas à la défendre. «Nous ne convaincrons jamais ses détracteurs : insoumise, elle est la vie même ». D’où sa curiosité sans failles pour tous ceux qui, malgré des vents contraires, ont eu comme lui recours au poème : Tristan Tzara, Gérard Bayo, Max Alhau, Yves Bonnefoy, Nicolas Diéterlé… Sans parler de son admiration pour les artistes car, dit-il, « la peinture et la poésie ont les mêmes exigences ». Il s’attarde donc sur les œuvres d’Eugène Leroy, Jacques Clauzel, Alfred Manessier… « La peinture à chacune de ses apparitions, en nous obligeant à réinventer le regard, nous oblige à réinventer notre emploi du langage ». En vieux sage, séduit lui aussi par un certain Orient littéraire à la forme brève, Pierre Dhainaut peut ainsi écrire : « Trois vers suffisent / à l’essor des poèmes / ils sont tous au long cours ». Un art des passages, Pierre Dhainaut, éditions L’herbe qui tremble, 260 pages, 19 euros. Jean-Pierre
Denis : « Tranquillement inquiet »
Après avoir « interpellé » la forêt dans un bel et étonnant ouvrage (Me voici forêt, Le Passeur, 2015), Jean-Pierre Denis dresse ici une forme d’autoportrait d’homme « tranquillement inquiet », bel oxymore pour parler de ses doutes, de ses peurs, du sens qu’il est amené à donner à l’existence, mais aussi pour nous parler de ses rages intimes quand il voit le monde comme il tourne. Car au-delà de l’homme Jean-Pierre Denis (que beaucoup connaissent pour être le directeur de l’information de l’hebdomadaire La Vie), il y a dans ce livre une charge plutôt percutante sur les turpitudes de notre époque. Mais, chaque fois, l’auteur le fait avec cette distance amusée, cette forme d’agacement doux qui lui permet de lancer, d’emblée, à ses lecteurs cet avertissement : « Malgré tout le soin que nous apportons à leur élaboration, ces poèmes peuvent contenir quelques traces d’ironie ». Cet homme « tranquillement inquiet » n’hésite pas, d’abord, à se moquer de lui-même et à révéler ses failles. « Je ne me sens pas de taille / À lutter à mots nus // Il me faut des gants / Une cote de mailles ». Il fait aussi cet aveu : « Je redoute mes doutes / Je les vois venir de loin / Ils ont la tête / Des mauvais jours ». Jean-Pierre Denis n’hésite pas à jouer avec les mots pour témoigner (avec humour) de ses tiraillements intimes : « Quand je tombe / Dans l’oreille d’un sourd / Nous nous entendons / Vraiment à merveille ». Ce « moi » qui s’interroge et s’expertise se tourne aussi vers les origines, ce que l’auteur appelle « les racines », dans un chapitre du livre qu’il intitule « Autoportrait en animal besogneux ». Jean-Pierre Denis regarde (mais sans nostalgie) dans le rétroviseur, celui d’un homme dont on sait que la terre pyrénéenne colle toujours aux souliers. « Je demande à mes racines / De me révéler qui je suis / Elles m’expliquent tout au plus / L’humus qui les recouvrent ». Homme des montagnes, et donc « verticaliste », il peut donc tisser la métaphore et affirmer : « Les plaines les sermons / La tyrannie des idées plates / M’est souffrance / Ce qui ronfle et moralise ». Car son regard est acéré sur notre époque. Parfois même abrupt, sans concession. Ainsi sa « visite à la ferme », prend vite des allures de fable ou de parabole et n’est pas faite précisément pour tomber dans l’oreille d’un sourd. Aux vers du poète breton Paol Keineg écrivant « Je renâcle devant le maïs / et les porcheries / elles sont les vraies héritières / de la terreur » (Mauvaises langues, Obsidiane, 2014), répondent comme en écho ces vers de l’homme tranquillement inquiet: « Aliments de langage / Nourriture pour le détail rentable / Poules et dindes porteuses / Vaches et veaux participatifs ». On y décèlera volontiers une féroce charge contre certaines dérives actuelles (ou à venir) visant l’espèce humaine. « Vingt-quatre heures sur vingt-quatre / Le manège tourne sur lui-même / Et la trayeuse automatique soustrait / Ses litres de contribution volontaire ». C’est clair. Sous la plume de Jean-Pierre Denis, le poème ne parle pas pour ne rien dire. Tranquillement inquiet, Jean-Pierre Denis, Ad Solem, 141 pages, 18 euros. Jean-Marc
Sourdilon : « La vie discontinue »
Exaltations et angoisses, heurs et malheurs, fureurs et silences, émerveillements et désolations : la vie « discontinue » peut nous faire passer, on le sait, de charybde en scylla. Dans huit textes ancrés dans des expériences personnelles (existentielles, dirait-on) Jean-Marc Sourdillon nous le fait toucher du doigt et nous livre ce qu’on appelle – par facilité – des tranches de vie, des instants qui furent pour lui des moments de révélation. « Un proche qui meurt nous rappelle à l’immense. Il s’est absenté d’un coup, au beau milieu de l’été, évaporé dans le ciel bleu au sommet d’une montagne ». Il le dit, par exemple, dans un texte poignant autour d’une escapade au Puy Mary. « Oui, un bel été. De longues semaines le soleil avait été devant nous ; et soudain brutalement, il a été derrière nous » Jean-Marc Sourdillon inscrit ses récits dans des paysages, dans des lieux que l’écriture transfigure. Parce que des images affluent. « La vie poétique consiste pour l’essentiel à se rendre disponible à la venue de certaines images, à les accueillir et à les retenir au moyen de l’écriture. Quelles images ? Celles qui, surgies de la vie, se signalent par une certaine qualité d’émotion qui fait que quelque chose s’allume en elles, qu’elles se font transparentes à la vie qu’elles nomment », notait l’auteur dans un dossier consacré à Philippe Jaccottet (Revue Lettres, printemps 2014). Comment, d’ailleurs, ne pas penser à Philippe Jaccottet dans cette approche éblouie des lieux, quand les images surgissent dans un paysage naturel. Tel Jaccottet écrivant au col de Larche (titre d’un essai de l’auteur aux éditions Le Bateau fantôme), Jean Marc Sourdillon raconte une pérégrination dans les Cévennes du côté d’Auzillargues et de Saint-André-de-Valborgne. Une libellule le sort de sa torpeur. Puis le voici sur le « diamant brut » d’une « route ancienne taillée dans la montagne » alors que « là-bas, sous la barre argentée des rochers, c’était le torrent ». Peu à peu, l’auteur se sent comme happé, saisi, au point d’éprouver la certitude de faire partie du paysage lui-même. « Un fil tendu dans l’air » finissait par le relier aux insectes à ses pieds « en même temps qu’aux montagnes dans les lointains avec leurs nuages étalés ». Dans un autre texte, Jean-Marc Sourdillon fait l’expérience de l’autre dans sa singularité en regardant vivre son voisin de l’autre côté de la rivière. L’homme y a son enclos, ses animaux et ses petites cultures. Et il regarde cet homme bien occupé mais si différent. « Lui dans son jardin où il bêche aux premières lueurs, moi à ma table, la fenêtre ouverte, au-dessus de la rivière ». Des regards se croisent, une forme de connivence tacite s’instaure entre hommes du matin. Chacun dans son royaume. C’est cela « la vie discontinue » de Jean-Marc Sourdillon. C’est dit à la fois avec simplicité et profondeur. La vie discontinue, Jean-Marc Sourdillon, La Part Commune, 154 pages, 16 euros. Antoine
Arsan et son « éloge du haïku »
Encore un essai sur le haïku, direz-vous ? Le genre poétique n’en finit pas, en effet, de susciter commentaires et appréciations de toute nature. Avec le livre d’Antoine Arsan, publié dans la prestigieuse collection blanche de Gallimard, on aborde le haiku par le biais « civilisationnel », comme l’a déjà fait le Brestois Alain Kervern dans son Histoire du haïku (éditions Skol Vreizh) et dans La cloche de Gion (éditions Folle avoine). Antoine Arsan, pour sa part, souligne la rupture entre l’époque d’Edo (qui commence vers 1600) et les temps qui ont suivi l’ère Meiji (1868-1912). Chaque période a sa façon à elle d’appréhender le haïku. Dans la première, selon l’auteur, le haïku participe profondément de la culture japonaise notamment dans sa dimension spirituelle (même si on ne peut le réduire à cela). Dans la seconde, le haïku s’ouvre au monde, s’ouvre au « je » : le poète devient véritablement le témoin des troubles de son temps, ce que n’étaient pas les ermites ou les moines pérégrins de l’époque d’Edo. « Du fonds de la pivoine /sort l’abeille / à contrecœur », écrit Bashô au 17e siècle. Tandis qu’au 20e siècle, un haïjin japonais peut écrire : « Dans un coin de mon ventre / il y a le ciel / de Pearl Harbour ». Antoine Arsan détaille, bien sûr, dans son livre tout ce qui fait le charme du haïku : son grain, son timbre, sa tonalité si particulière, sa capacité à cultiver l’intériorité, le lâcher prise, sa sensibilité au cycle inaltérable des saisons, son humour, parfois sa trivialité, son art de la divagation et à faire « vivre l’éternité en restant terre à terre ». Tout cela été développé par de nombreux essayistes mais il sait l’exprimer avec beaucoup de talent. La poésie occidentale est-elle « haïku-compatible » (permettez ce tic de langage contemporain) ? Difficilement, estime l’auteur, eu égard à « l’écart des cultures » du moins quand il s’agit du haïku classique. « Nous vivons dans une civilisation née d’un Dieu créateur où l’homme se perçoit comme un achèvement des espèces et se flatte de s’être détaché de la nature, ce vieux foyer de paganisme, avant de l’avoir dominée », estime Antoine Arsan. « Au Japon, où la Création ne signifie rien, la nature est sacrée depuis les origines ». Il n’y a que de rares exceptions en Occident. L’auteur souligne en particulier ces « collines, sources, bois sacrés » qui participaient de la civilisation des Celtes. Sur un autre registre, il rappelle que chez nous « le poète change l’ordre établi, on attend de lui un nouveau regard sur le monde alors que le haïku s’inscrit dans le quotidien sans relever de l’historicité ». Ce profond fossé culturel amène Antoine Arsan à considérer que le poème court peut être cet« avatar du haïku » parce que « plus accessible, moins ambitieux que le haïku, il est à, la fois école de légèreté et apprentissage permanent, long cheminement qui permet l’errance du regard jusqu’à rencontrer le caillou blanc ». Et il cite à tire d’exemple ce poème court d’Octavio Paz : « Crépuscule / l’oiseau sur la clôture / un contemporain ». Cet « éloge du haïku » maintient donc surtout le haïku dans le terreau qui l’a vu naître, ceci en dépit d’un constat que l’on peut faire aujourd’hui : la mondialisation galopante de ce genre poétique. Rien de trop, éloge du haïku, Antoine Arsan, Gallimard, 95 pages, 11 euros. Mai-juin 2017, Quimper Jean-Luc Le Cléac’h : « Poétique de la marche » S’il avait vécu au Japon au 17e siècle, Jean-Luc Le Cléac’h aurait pu être un disciple de Bashô, ce poète marcheur auteur de La sente étroite du bout du monde. Chez les deux hommes, le même amour de la pérégrination, de la lenteur, de la méditation. Mais Jean-Luc Le Cléac’h vit en Bretagne au 21e siècle. Et alors que Bashô s’exprimait sous la forme courte du haïku, l’auteur breton, lui, raconte dans une prose élégante, ce qui l’enivre dans cette découverte des paysages permise par la marche au long cours. Chez l’auteur japonais comme chez l’auteur breton, en tout cas, une forme de « sobriété heureuse », non seulement culinaire (le bol de riz pour l’un, les biscuits et la thermos de thé pour l’autre) mais surtout spirituelle qui les amène à porter attention au plus minuscule ou au plus insignifiant rencontré au bord du chemin. « La marche, avec la lenteur relative qui l’anime, est inséparable du détail sous toutes ses manifestations, note Jean-Luc Le Cléac’h, mais dans le même temps ou presque, l’œil et l’esprit se hissent jusqu’à l’infini, happés qu’ils sont par une étendue du territoire qui se laisse découvrir depuis une hauteur, ou plus simplement, par le ciel qui apparaît à la fois proche et immense ». Ce microcosme et ce macrocosme, l’auteur breton les mesure dans leur plénitude sur les sommets « bossus » d’Alsace ou d’Auvergne, dans les collines d’Europe centrale, mais plus encore sur les sentiers côtiers de Bretagne, à commencer par ceux du Cap Sizun qu’il affectionne plus que tout. « à chacun ses Amazonies : les miennes se tiennent à l’extrême pointe de la Bretagne, dans les vallons insoupçonnés du Cap Sizun ». L’auteur, né à Concarneau, vit dans le Pays bigouden. Il est ici en pays de connaissance, mais n’en finit pas de déchiffrer (défricher ?) son territoire. Son « terrain de jeu » comme il l’appelle. Qu’il y ait une « poétique » de la marche, cela va donc de soi pour Jean-Luc Le Cléac’h. Mais « s’agissant de la marche, affirme-t-il, il n’est de règles ou de conventions que celles que nous nous donnons, que nous élaborons au gré de nos randonnées et de nos humeurs ». D’où le côté discursif de son propos, nous entraînant par des chemins buissonniers, vers une approche émerveillée du monde. Jean-Luc Le Cléac’h s’arrête, renifle, savoure. Il nous parle l’odeur sucrée de l’ajonc en fleur avant de nous entraîner dans une réflexion toute philosophique sur « l’horizontalité » de tel paysage et sur « l’apaisement » qui en découle. Marcheur-philosophe (à la manière d’un vieux sage), marcheur-lecteur aussi par cet art de la « digression », du « détour », de « l’écart ». On se dira, malgré tout, pourquoi encore un livre sur la marche (après ceux de Jacques Lacarrière, Bernard Ollivier, David Le breton, Pierre Sansot et tant d’autres) ? N’a-t-on pas tout déjà dit sur le sujet ? Jean-Luc Le Cléac’h rétorque : « Peut-être parce que le plaisir de la marche, la sensation de légèreté, parfois même le bonheur qui nous traverse, ce serait une forme d’égoïsme coupable de le garder pour soi seul, de ne pas essayer de la faire partager ». Goûtons donc, sur ses pas, ce plaisir partagé. Poétique de la marche, Jean-Luc Le Cléach, La Part Commune, 142 pages, 15 euros.
Christine Guénanten : De la nécessité du poème
Christine Guénanten est une heureuse exception dans le paysage poétique breton. Peu d’auteurs écrivent comme elle et certains pourraient être enclins à considérer son écriture complètement désuète. Voire mièvre et au ton compassé. D’un autre temps, en somme. Sans compter qu’elle n’est pas là pour décrire la noirceur du monde (comme la mode le veut tant aujourd’hui) mais, bien au contraire, pour s’émerveiller, dire le beau et le vrai. « Ne te laisse pas englober/par la gorge du monde/contente-toi/de la contemplation », nous dit Christine Guénanten. Il y a, chez la poéte bretonne, quelque chose de Maurice Carême écrivant « Je n’aurai mangé que mon pain / Respiré que mes seuls rosiers » (Et puis après, Arfuyen 2004). Quelque chose aussi d’Anne Perrier écrivant « Un trèfle frais / plein de galops flamboyants / m’appelle » (Feu les oiseaux, 1975). Christine Guénanten répond, elle aussi, à des appels. Ceux des fleurs, des nuages, des oiseaux, des libellules, des papillons… Elle a, en permanence, un jardin enchanté devant les yeux, comme l’avait à sa manière Emily Dickinson. On discerne, en effet, une forme de parenté spirituelle – à un siècle de distance – entre les deux femmes. « Voir le ciel d’été / C’est Poésie, bien qu’elle ne se trouve jamais dans un livre », écrit la « dame blanche » d’Amherst (Ainsi parlait Emily Dickinson, Arfuyen, 2016). « La perle du poème /est dans le ventre doux / des nuages de laine », écrit, comme en écho, Christine Guénanten. La « nécessité du poème », qui donne son titre à ce livre, est donc une évidence. Mais Christine Guénanten ne recourt pas à l’essai savant pour le dire. Ses poèmes parlent pour elle. Pas de démonstration, pas de grands mots, pas de plaidoyer pro domo. Simplement cet aveu. « J’étais faite de fleurs /j’avais sans le savoir / un jardin dans les yeux ». Ce qui l’intéresse, c’est d’inventer, face à la solitude et aux tourments du cœur et de l’âme, un « monde léger », de trouver une feuille où « reposer ses yeux », de suivre le vol d’un papillon (« voyelles colorées / au-dessus de l’ennui »), de trouver le bonheur « entre une primevère /et un premier bourgeon ». Charles Le Quintrec, Antony Lhéritier, Hélène Cadou appréciaient sa poésie simple et fraîche, teintée d’innocence, portant un regard naïf d’enfant sur le monde. Christine Guénanten voit « la vie / en folle averse d’hirondelles ». Elle voit dans l’aube « l’habit de l’âme », mais constate « le peu d’amis fidèles / au rendez-vous des fleurs ». Elle n’hésite donc pas à interpeller ses « frères » poètes si éloignés d’elle aujourd’hui. « Où est la douceur, la tendresse / que vous portez entre vos lignes ». Elle va même plus loin : « Poètes, poètes, je vous fuis ! / Vous êtes loin (…) / De mes enchantements d’étoiles ». De la nécessité du poème, Christine Guénanten, préface de Jean Lavoué, Des sources et des livres,108 pages, 12 euros. Le livre peut être commandé à Des sources et des livres, 2, rue de la fontaine, 44410 Assérac (3 euros de frais de port)
Gilles Baudry et Nathalie Fréour : Un Silence de verdure Le « silence de verdure », dont il est question ici, est-il celui de l’enclos monastique ? Cela paraît ne pas faire de doute sous le plume du poète Gilles Baudry, moine de l’abbaye bénédictine de Landévennec (Finistère) dont les poèmes s’accordent aux superbes dessins en noir et blanc de la peintre et illustratrice nantaise Nathalie Fréour. « On vit ici / en compagnie des arbres / l’ailleurs / est-il si loin ? », écrit le moine-poète. « Il est beau le silence / dès qu’il se met à rayonner ». Si la verdure est là, omniprésente dans cette thébaïde au fond de la rade de Brest, c’est pour « vous mettre de plain-pied / avec le ciel », note encore le poète. Gilles Baudry écrit là où il vit. Là où il prie et rend la louange. La « dormance du sous-bois » et les « sentiers forestiers » proches de l’abbaye, il les connaît par cœur tout comme « le chant insulaire du vent dans les arbres ». Dans ce « cloître végétal » qui jouxte le monastère, il s’extasie sur « les reflets de pourpre des érables », « les tendre aubiers », « la rouille des lichens », les « ramures de corail », les « accords subtils des bruns, des verts ». Oui, « déchirante beauté / à ciel ouvert / même le vent / retient son souffle ». Les dessins de Nathalie Fréour sont au diapason pour exprimer, dans un trait épuré, le « sous-bois voûté » ou « l’abside végétale ». Éloquente rencontre d’une artiste et d’un poète dans cet exercice de contemplation qui trouve sa source dans le « chant » de la « sève ». Mais se cantonner à l’enclos monastique et à son auréole végétale serait forcément réducteur. Si le poète nous parle de l’arbre et du silence, c’est pour nous inviter à « communier sous les espèces / de la vie simple ». Il fait même cette exhortation (à lui-même et à ses lecteurs) : « Laisse la sève / infuser le silence / et irriguer les veines de ton âme ». Et lance cet autre appel : « N’est-il pas temps / de reboiser / nos terres intérieures » ? Entre sentences, aphorismes, pensées et méditations, le texte poétique de Gilles Baudry résonne en forêt profonde, comme un écho (venu du fond des âges) sur les mystères qui nous entourent et bruissent dans les feuillages. « Dans le visible / se cache l’invisible ». Le moine poète sait nous le révéler avec talent. Et la femme artiste aussi. Un silence de verdure, poèmes de Gilles Baudry, dessins de Nathalie Fréour, éditions L’enfance des arbres, collection Poésie et intériorité, 107 pages, 15 euros et 3 euros de frais de port (l’ouvrage peut être commandé à Jean Lavoué, L’enfance des arbres, 3, place Vieille Ville, 56700 Hennebont)
Quimper avril 2017 Marie Le Gall et son « étrange sœur » Voilà un livre « dont on ne sort pas indemne ». L’expression, certes, est convenue. Mais n’hésitons pas à l’utiliser pour parler de Mon étrange sœur, le troisième ouvrage de Marie Le Gall. L’auteure nous avait déjà profondément touché (et remué) en racontant La peine du menuisier, ce livre qu’elle avait consacré à son père taiseux et à sa famille dans le Brest du milieu du siècle dernier (Phébus, 2011). Voici qu’elle creuse à nouveau l’héritage familial en évoquant la figure de cette « étrange sœur » plus âgée qu’elle de dix-neuf ans et qui connut – sa vie durant – une forme de handicap mental (de l’extravagance nourrie de tourments) dont les symptômes iront en s’accentuant au fil des ans. Tout dans ce « roman » (autobiographique) est d’une profonde justesse. Marie Le Gall parle d’un vécu et d’une douleur incommensurable. Elle arrive, par la grâce et la précision de son écriture, à nous faire véritablement appréhender les tréfonds de la détresse humaine. « Les adultes dorment. La nuit les emporte comme les maisons ou le village entier avalé par les ombres. Certains enfants veillent, c’est leur devoir. Dans ce lieu devenu une sorte d’isoloir, j’avais la certitude que je pouvais empêcher le naufrage d’une famille trop souvent et si injustement en danger ». Nous sommes dans le Finistère. Du côté de « Brest-même », des campagnes et des bourgs environnants. L’auteure montre sa profonde imprégnation des lieux et truffe son texte d’expressions « bien de chez nous ». Un parler populaire qu’elle retranscrit avec bonheur. « Et maintenant, la p’tite qui imite la grande ! Hopala ! La pov’mère, elle n’est pas arrivée avec ces deux-là ! Y’en a qu’ont des croix à porter, ma Doué, disait Jo Fourn ». Le rivage est proche. On s’y rend volontiers quand on est brestois, de préférence sur la côte sauvage du Nord-Finistère. « La mer s’en va si loin qu’on peut la confondre avec le ciel (…) Les dunes de Sainte-Marguerite sont vastes et hautes, qu’on ne voit pas la deuxième qui cache la troisième puis la quatrième et ainsi de suite ». Ces séquences sont comme autant d’occasions pour reprendre de souffle dans un récit qui vous prend à la gorge. Comment aider (aimer) cette Sœur qui n’est pas comme les autres. Cette sœur que Marie Le Gall anoblit en lui donnant une majuscule mais qui connaîtra, très jeune, le semi-enfermement puis l’enfermement. En hôpital psy, en établissement tenu par des religieuses, et même en maison de retraite. Parcours chaotique fait de départs puis de retrouvailles s’espaçant au fil des ans… La maladie de la Sœur, d’ailleurs, n’est pas explicitement nommée et l’accès au dossier médical impossible malgré tous les efforts de la jeune sœur. Ce roman est d’une grande noirceur. Il est empreint d’une profonde tristesse et d’un profond désarroi. Mais l’amour de deux sœurs l’une pour l’autre domine ce naufrage. Dix-neuf années les séparent. Et l’une « pourrait » même être la mère de l’autre. Mon étrange sœur, Marie Le Gall, Grasset, 215 pages, 18 euros.
Jean Lavoué : Ce rien qui nous éclaire Il a écrit des livres sur Grall, Perros et Lamennais… Il est l’auteur d’essais proposant une compréhension nouvelle du christianisme. Mais Jean Lavoué est aussi poète. Il a déjà fait paraître plusieurs petits recueils, notamment aux éditions La Porte. Voici qu’aujourd’hui il publie Ce rien qui nous éclaire dans une petite structure d’édition (« L’enfance des arbres ») qu’il vient lui-même de créer. On peut aborder la poésie de Jean Lavoué sans rien connaître des élans (spirituels) qui l’animent et découvrir avant tout, dans son livre, l’incantation d’un homme qui s’est mis « à l’écoute des troubadours » (comme le note très justement Gilles Baudry dans la préface). Bon nombre de poèmes, en effet, pourraient être mis en musique. Parce qu’ils ont du rythme, parce qu’ils sont cadencés, parce qu’ils célèbrent le monde. « Aux ailes d’un oiseau / Remontant les courants / J’ai ouvert ma maison / Il a fait passer sur mes jours / Un grand torrent d’eau vive ». Le poète nous laisse entrevoir un monde gagné par la beauté (cette beauté célébrée par François Cheng). « Retrouve en toi la splendeur des saisons / Accorde toi de marcher / à l’amble de ton chant secret ». Mais on peut aussi aborder la poésie de Jean Lavoué en y décelant les traces de l’héritage spirituel qui est le sien et qui trouve sa source dans la pensée de l’écrivain et prêtre breton Jean Sulivan. Ces « marqueurs » se nomment l’exode, les marges, l’intériorité. Et le poète déploie son chant à l’aune de ces balises qui lui sont familières. L’exode. « Si tu veux écrire / Pars / Quitte tes habitudes / Tes ferveurs routinières / Prends ton bâton de pèlerin / Trouve ta solitude / Adresse-toi au vent / à la pluie / Aux grands espaces / Au soleil. Les marges. « Poème après poème / Je plante une forêt / Dans les trouées du monde / J’y convoque en secret / Les oiseaux de ma race / J’y butine des aubes ». L’intériorité. « Si le silence t’échappe / Échappe-toi avec lui ! / Suis le premier oiseau / Écoute bien son chant / Comme il résonne en toi d’un amour infini » Plus foncièrement encore, il y a chez l’auteur cette remise en cause d’une transcendance surplombant l’homme, et l’aliénant, comme il l’avait déjà exprimé dans son Évangile en liberté (Le Passeur, 2013) et La Voie libre de l’intériorité (Salvator, 2012). On peut donc lire, sous sa plume, ces vers que ne renierait pas Christian Bobin. « Aucun accord / Ne se fera d’en haut / Aucune puissance ne descendra des cieux / C’est du très-bas que naissent les prairies / que s’allument au printemps des bouquets de jonquilles ». D’où, en définitive, « ce rien qui nous éclaire ». Et que l’auteur décline au fil des pages. La poésie de Jean Lavoué est une poésie d’exhortation. Presque didactique. L’impératif domine dans de nombreux poèmes (« Accueille en toi l’étincelle », « Ouvre grand » « Invente un jour neuf »). Elle s’incarne aussi dans un pays. Le poète signe ici son attachement à la Bretagne dans un chant qui rappelle celui de Xavier Grall. « De grèves et de rivières / Bretagne familière / Tu ressembles au pays dont j’ai souvent rêvé ». Ce rien qui nous éclaire, Jean Lavoué, L’enfance des arbres, 153 pages, 13 euros. L’enfance des arbres est, au départ, un blog que Jean Lavoué alimente avec ses propres textes, des textes de poètes amis et des photographies d’arbres (www.l’enfancedesarbres.com). Contact : Jean Lavoué, 3, place Vieille ville, 56 700 Hennebont.
La « chapelle ardente » de Jacques Josse Jacques Josse aime raconter les bistrots et les vies cabossées. Sa Chapelle ardente s’inscrit dans cette lignée. Un patron de bar vient de mourir. Ses clients et amis s’inclinent devant sa dépouille et revisitent leur passé commun. Le cercueil n’est pas posé dans une anonyme chambre funéraire mais au cœur du bistrot lui-même. « Je ne suis qu’un philosophe de comptoir », affirmait le poète et écrivain rennais dans un entretien avec Pascal Rougé (éditions Le Temps qui passe, 2013), « un type qui essaie de capter des morceaux de vie ordinaire. Je côtoie, j’écoute, je regarde. J’éprouve de la sympathie pour tous ceux dont on sent la fragilité mais aussi l’envie de lutter, de ne pas s’en laisser compter, de ne jamais abdiquer ». Ces hommes, à la fois fragiles et déterminés (un peu « grandes gueules »), on les avait rencontrés au bar « Chez Pédro » dans son livre Cloués au port (Quidam éditeur, 2011) ou encore au Café Rousseau (La Digitale, 2000). Dans Chapelle ardente, nous sommes au bar nommé « La Iza », et également, comme dans d’autres récits de Jacques Josse, à proximité de la mer et non loin d’une falaise. C’est là que le Barbu, patron du bar, a accidentellement trouvé la mort (« L’ankou en maraude sur la grève cette nuit-là… »). Ce pays que ressasse dans ses récits Jacques Josse, c’est le Goëlo, un territoire natal abordé également dans un livre plus intimiste (Liscorno apogée 2014). Le vent ici « souffle en rafales », « les chiens gueulent dans les fermes », et « une étrange sérénade » provient des porcheries. La nuit on aperçoit « le faisceau lumineux du phare des Roches-Douvres ». Dans cette chapelle ardente qui paraît, soudain, comme isolée du monde, « le bistrotier est un beau mort ». Ses amis sont là : Morellec qui a combattu en Indochine, Le Her qui aligne une dizaine de tours du monde, Eugène M. qui fut terre-neuvas, Didier Pouilly « l’ancien cascadeur aux jambes mortes », Pierrot Le Loup ex-cheminot, Pitbull instituteur à la retraite… Galerie de portraits hauts en couleurs, dont le parler franc n’a d’égal que la capacité à avaler moult pintes de bière. On disserte sur le temps révolu, sur les chantons que le Barbu aimait (Richtie Valens, John Lee Hooker, Bob Dylan…) On décharge surtout son chagrin à coups de trait d’humour noir. « De toute façon, dès ce soir, affirme un des veilleurs du mort, « le patron commencera à vieillir en fût de chêne et ce sera à nous de veiller sur lui pour qu’il continue à se bonifier dans les mémoires ». Écoutant ces mots, comment douter de la nécessité d’une « philosophie de comptoir » ? Chapelle ardente, Jacques Josse, éditions Le Réalgar, 43 pages, 8 euros.
Bernard Berrou : Un passager dans la baie
Le livre de Bernard Berrou Un passager dans la baie vient d’être réédité dans le Finistère. Il avait été publié en 2005 par les éditions La Part Commune à Rennes. Voici la lecture que j’en avais faite, à l’époque, dans le journal Ouest-France. Son très beau livre reparaît aujourd’hui « augmenté » d’un texte également admirable intitulé Entre dunes et paluds. Quel souffle ! Quelle puissance d’évocation ! On sort ravi de la lecture du dernier livre de Bernard Berrou. L’arpenteur de chemins irlandais est revenu, cette fois, sur les pas de son enfance. Dans un autre bout du monde, le voici en baie d’Audierne, face au rugissement de l’océan. C’est là qu’il vit aujourd’hui « dans une contrée indécise entre la mer et la campagne » et un pays qui « renferme cent fois plus d’ossements dans ses entrailles que d’habitants ». Il y a, en effet, quelque chose d’archéologique dans ce récit. Bernard puise, dans les bosquets et les paluds, la sève qui monte de son enfance. Il y a aussi, ici, quelque chose de primitif. « La civilisation, écrit-il, nous apprend à nous arracher à nous-mêmes, à nous soumettre à un conformisme ambiant. La baie d’Audierne a plus à nous révéler que mille débats intellectuels ». Bernard Berrou reprend donc les chemins buissonniers du pays, franchit les barrières et nous livre, au bout du compte, sa « réserve intime ». On retrouve parfois, chez lui, les intonations de l’Écossais Kenneth White et, encore plus, de l’Irlandais Seamus Heaney. Il nous parle sans afféterie, et loin des clichés, d’une Bretagne qui lui colle à la peau. « Avant de lire les livres, j’ai connu la lecture des talus, des chemins creux, des branches, des visages anciens et des horizons hallucinés ». Aujourd’hui, à tout moment, la rumeur de la mer sert de caisse de résonance à son récit. Bon Dieu, quel beau livre ! Un passager dans la baie, suivi de Entre dunes et paluds, Bernard Berrou, préface de Alain-Gabriel Monot, Locus Solus, 144 pages, 12 euros.
Quimper, mars 2017 Gérard Le Gouic dans « l’enclos »
Il y a chez Le Gouic quelque chose de La Rochefoucauld dans ces maximes percutantes qui parsèment son recueil. Morceaux choisis : « On mesure sa solitude au nombre de tombes à fleurir », « Un pays meurt quand ses cimetières se dépeuplent », « Le veuvage idéal serait sans défunt. La veuve a toutefois besoin des pompes et des colifichets de l’absence ». C’est une cohorte de veuves plutôt joyeuses, débarrassées des lourdeurs d’un mari encombrant, que nous fait entrevoir le poète. Et il n’y va pas de mainmorte. « Une veuve se reconnaît de loin ; des ailes la déplacent », « La douleur est publique, la satisfaction intime », « Le veuvage n’est pas seconde naissance d’une femme, mais véritable première ». Cet « éloge des veuves » ne manque pas de sel sous la plume d’un homme aujourd’hui veuf et qui trouve ici, sans doute, les moyens de masquer son profond chagrin. « Le veuf est un mort qui s’est ravisé », écrit-il. Son chapitre « Passant, » est, par contre, d’une tonalité presque biblique. On pourrait le rattacher à certaines intonations du Livre de l’ecclésiaste (« Il y a un temps pour chaque chose sous le ciel / Un temps pour enfanter et un temps pour mourir »…) Le Gouic, lui, écrit : «Passant, / Consulte l’horloge / Que je te dévoile ici / Seule la mort / Accorde au temps sa nudité ». Ou encore ceci : « Passant, / Je déclarais que je n’étais rien / J’avais raison », « Passant, / Je relève ton défi / Sache avant / Que ma distance favorite est l’éternité » Le Gouic a décidément l’art d’aborder, à la fois avec gravité et légèreté, ce grand âge que le poète Claude Roy qualifiait « d’hiver de la vie ». Son regard, fut-il mordant et un brin désespéré, nous est utile. Passant, précédé de Enclos suivi de Éloge, Gérard Le Gouic, Telen Arvor, 87 pages, 9 euros.
Anne-Lise Blanchard : poèmes pour les chrétiens d’Orient
Les guerres cruelles qui sévissent aux quatre coins de la planète suscitent aussi le sursaut. à commencer par la guerre en Syrie qui amène Anne-Lise Blanchard à prendre fait et cause pour les chrétiens d’Orient. Elle le fait à la suite de déplacements sur place dans le cadre d’une organisation humanitaire œuvrant précisément pour ces chrétiens persécutés. En août 2014, elle découvre ainsi les villes fantômes de Gousaye, Homs et Maaloula. « Cette dernière, rappelle-t-elle, est une bourgade syrienne connue du monde entier parce qu’on y parle encore la langue du Christ, l’araméen ». Dans son livre, des phrases en italique sont placées en regard des poèmes. Elles émanent de témoignages recueillis sur place, en Syrie, au Liban ou au Kurdistan irakien, se faisant à la fois l’écho des déclarations guerrières des milices islamistes (à commencer par Al Nosra, la branche syrienne d’Al Qaïda) et de la volonté des chrétiens de pouvoir revivre un jour sur la terre de leurs ancêtres. « Ce sang répandu, il me fallait en rendre compte, comme de la dignité et de la spiritualité vivante », explique le poète. Les poèmes d’Anne-Lise Blanchard sont lapidaires, épurés, comme si la guerre entraînait aussi les mots à trancher dans le vif. « Sous les gravats / un dessin d’enfant / page froissée / d’une frêle vie / dont les murs / ne recueillent plus/les rires ». Pour Cristina, 3 ans, arrachée des bras de sa mère par les djihadistes, elle écrit cette berceuse : « Le jour s’est fait nuit / nuit de longue prière / chante mes entrailles / sans commencement sans fin / berçant l’abîme / de ton petit corps / Cristina mon bébé / fleur oiseau / l’impossible trace / qui se dérobe / dans l’innommé ». Le sort des enfants, de bout en bout, bouleverse le poète. « Sans fracas les enfants d’Alep / se faufilent entre les brûlures / venues du ciel ». Anne-Lise Blanchard cite Nelly Sachs et Anna Akhmatova. Elle se met dans leurs pas pour témoigner de l’horreur et tenter de soulever les consciences. Livre coup de poing. Mais où pointe, malgré tout, l’espérance. « Le rebond / d’un ballon / à Qafrun / et c’est l’été recommencé ». Le soleil s’est réfugié dans les cailloux, Anne-Lise Blanchard, Ad Solem, 105 pages, 16,90 euros.
Xavier Grall : Les billets d’Olivier réédités
Ce qui y domine, à l’évidence, c’est le retour aux racines, le bonheur de humer un terroir par tous les pores de la peau, de voir grandir ses « divines » (cinq filles) sous le soleil capricieux ou les vents hurlants de la Cornouaille. Son point d’ancrage (son « royaume »), à partir de 1974, sera le hameau de Botzulan « dans la campagne de la belle Aven, au pays du cidre et de l’hydromel ». Xavier Grall nous invite, durant toutes ces années de grande effervescence culturelle et politique en Bretagne, à partager ses joies et ses humeurs. à mesurer aussi, au détour d’un billet, les difficultés d’une vie d’écrivain et journaliste freelance : « Mes filles, que mettrai-je donc dans vos sabots ? Ces jours sont rudes qui ne savent pas où nous serons demain. J’ai attendu des droits d’auteur qui ne sont pas venus. Que mettrai-je dans vos sabots ? » (19 décembre 1973). Mais il y a, autour de lui, foisonnant, la nature qui apaise, cette « Cornouaille préservée, secrète et bocagère » qu’il arpente. Il y a aussi ces « moissons d’amitié » qu’il engrange « au doux grenier de la mémoire ». Il y a, surtout, le cercle familial : les filles qui grandissent et qui commencent, pour certaines, à prendre leur envol. « Ah, les temps passants ! Mais n’est-ce pas nous qui passons ? » Demeurent les saisons. « L’été fut splendide et l’automne somptueux. Ne nous plaignons pas. Soumettons-nous à la loi des saisons. Au temps de la lumière et des couleurs succède celle de l’ombre. Et de la méditation » (3 décembre 1975). Relisons Grall. Ces billets ont gardé tout leur « jus ». Ils nous parlent d’amour, d’amitié, de fraternité, de complicité avec les plantes, les fleurs, les bêtes. C’est d’abord un poète qui parle. Les Billets d’olivier, Xavier Grall, préface de Alain-Gabriel Monot, éditions Terre de brume, 180 pages, 17 euros. De l’œuvre de Xavier Grall, les éditions terre de brume ont déjà réédité L’inconnu me dévore (préface de Alain-Gabriel Monot), Barde imaginé (préface de Marc Pennec), La fête de nuit (préface de Bernard Berrou), Africa Blues (préface de Pierre Tanguy), Arthur Rimbaud ou la marche au soleil (préface de Marc Pennec), Cantique à Melilla (préface de Pierre Tanguy), Mémoires de ronces et de galets (préface d’Erwan Vallerie)
Nicole Laurent-Catrice : Demeure d’Angèle Vannier
Il faut dire que la destinée – à la fois humaine et poétique d’Angèle Vannier – n’est pas banale. Élevée par une grand’mère jusqu’à l’âge de huit ans (à Bazouges-la-Pérouse), elle deviendra aveugle à l’âge de 22 ans suite à un glaucome opéré sans succès. « Une fille qu’avait perdu ses yeux / traînait son cœur, traînait sa peine / Sous le grand ciel du Bon Dieu » (Choix de poèmes, Seghers, 1961). Ses talents de poète la conduiront aussi à côtoyer un certain gotha parisien du côté de la célèbre brasserie Lipp. Elle fera la connaissance de Paul éluard « qui la tient en très grande estime, raconte Nicole Laurent-Catrice, et préface son premier recueil L’arbre à feu. » Elle fréquentera aussi Édith Piaf, Catherine Sauvage, Suzy Delair, « pour qui elle écrit des chansons ». La poésie d’Angèle Vannier est marquée du sceau du surréalisme. Ce courant littéraire marque l’époque. Place au magique, à l’imaginaire, au fantastique, aux mythes… Enracinée dans sa Haute-Bretagne (malgré ses allées et venues à, Paris), Angèle Vannier est « en prise directe sur les grands mythes aussi bien gallois que du roman breton ». Brocéliande est là à portée de main et de cœur. Elle plonge avec délice dans cet un univers féerique. à plus forte raison quand ses héros mythiques partagent une part de sa destinée (Le barde Merlin n’était-il pas aveugle ?). Elle célébrera notamment la grande forêt arthurienne dans son dernier recueil Brocéliande que veux-tu ? (Rougerie, 1978). « De la Bretagne, Angèle Vannier a le goût des rêves, des paroles magiques, des légendes de mort et des rites auprès des fontaines ou menhirs », note encore Nicole Laurent-Catrice. « Elle entretient cette réalité équivoque avec la réalité, l’amour, la terre ». Ce qui n’en fait pas, pour autant, une « poétesse bretonne ». Femme poète, certes enracinée, mais avec «une ouverture sur d’autres cultures, d’autres époques et sur le cosmos». Angèle Vannier fera des émissions de radio, s’exprimera sur de nombreuses scènes en Bretagne (Rennes, Hédé…) souvent en compagnie du harpiste Myrrdhin qui démarrait sa grande carrière de musicien. «Aveugle chaque jour j’entre dans mon miroir/Comme un pas dans la nuit comme un mort dans la tombe / comme un vivant sans cœur dans un cœur de colombe ». Demeure d’Angèle Vannier, Nicole Laurent-Catrice, suivi de 12 poèmes d’Angèle Vannier, Les Editions Sauvages, 56 pages, 10 euros. Quimper Février 2017 Claude Albarède sur le Causse
Un homme arpente son pays. En quête de signes, d’empreintes d’un temps révolu. Des mots surgissent : « source », « vent », « garrigue », « sentier », « buisson », « village », « herbes », « pierres »… Nous sommes sur le Causse du Larzac, le pays intime du poète Claude Albarède (80 ans). « Bois tombé branches mortes/un fagot plein de souvenances/mais le feu ne prend pas », écrivait le poète en 2009 dans le recueil Résurgences publié en Bretagne par Yves Prié (Éditions Folle Avoine). Le même chant lancinant s’élève de son nouveau livre, si bien nommé Le dehors intime. Car le dehors exprime – inexorablement – ce que l’auteur ressent au fond de lui-même. « Le temps erre et ne passe pas/nous partons, revenons, tentons d’atteindre/parmi les ruines la vie qui dure/Leur pauvreté nous dépossède/elles n’ont d’intime que le dehors perdu ». Voici les villages fossiles, les espaces retournés à la friche. Voici les « copains disparus » à qui Claude Albarède dédie l’un de ses poèmes. « à peine sommes-nous congédiés/que nous nous attablons à la même mémoire/tisonnant l’amitié/réanimant les mots ». Mais il y a – de ci de là – tous ces signes d’une vie cachée qui ne rend pas les armes. « Maisons en ruines/leurs petits jardins/continuent de pousser ». Plus loin : « En hiver/près des sources/des retours de violettes ». Ce n’est donc pas une nostalgie béate qui parcourt ce recueil. Le propos du poète n’est pas de faire une simple lecture dans le rétroviseur. S’il persiste à arpenter ce pays aux grands espaces et porteur de tant de mémoires, c’est pour mieux distiller – l’âge venu – quelques graines de sagesse. « Ne pas souiller/ni ajouter/trop de poids/au silence ». Ou encore : « Gagner le large/du plus secret/nicher l’immense/au plus intime ». Comment ne pas penser, ici, à la définition que donnait de la poésie Giuseppe Ungaretti : « Elle consiste, disait-il, à convertir la mémoire en songes et à apporter d’heureuses clartés sur le chemin de l’obscur ». Sous la plume de Claude Albarède, on peut lire – comme en écho – ces trois vers : « Heureuse clarté/que la chair donne aux rêves/dans la lumière du soir ! ». Mais le poète n’est pas dupe. Pour révéler les mystères enfouis d’un pays (et l’homme à lui-même), pour témoigner d’un temps qui engloutit les demeures et leurs habitants, se laisser gagner par l’émotion ne suffit pas. « Le poème attendra/que retombe l’essor/et que l’énigme/pénètre un peu ». C’est cette énigme, grâce au pouvoir des mots, que le lecteur est invité à déchiffrer tout au long d’un livre qui nécessite aussi, de sa part, une forme d’effort et d’abnégation. Le dehors intime, Claude Albarède, éditions L’herbe qui tremble (4e trimestre 2016), 125 pages, 16 euros, avec six peintures de Marie Alloy.
Ainsi parlait Emily Dickinson
Emily Dickinson nous revient dans un florilège de pensées, dits et maximes de vie, extraits de ses poèmes, de ses fragments ou de sa correspondance. Il n’est pas superflu, en ces temps chaotiques, de faire halte quelque temps en sa compagnie. La « couturière céleste », comme l’appelait Christian Bobin dans le livre qu’il lui a consacré sous le titre La dame blanche (Gallimard, 2007) nous ouvre, en effet, de tels vastes horizons. à tel point que Paul Décottignies, traducteur et préfacier de cette anthologie, peut affirmer que les textes rassemblés ici nous font « apercevoir des réalités si profondes que ce n’est pas seulement à Eckhart, mais aussi à Héraclite, Silesius ou Spinoza, qu’elles semblent apporter des clartés nouvelles ». Paul Décottignies souligne aussi, très justement que «ce qui importe chez la dame d’Amherst, ce ne sont certes pas des formes ni des matières poétiques, dont elle a réussi bien au contraire à s’affranchir mieux qu’aucun poète en son siècle : ce qui anime son œuvre, c’est une pensée féconde et bouleversante ». Les textes réunis ici s’échelonnent de 1846 à 1885 (des 16 ans d’Emily à ses 55 ans). De la part de celle qui vécut quasiment recluse toute sa vie, on mesure par exemple la finesse de ces vers écrits en 1872 : « La simple Rénommée d’un Trèfle/Dont la Vache se souvient – /Est meilleure que les Royaumes émaillés/De la notoriété ». Mais ce qui sous-tend foncièrement son œuvre, c’est l’étonnement constant d’être au monde et de vivre. « Je trouve dans le fait de vivre une extase – la simple sensation de vivre est joie suffisante » (lettre de 1870). « Vivre est si stupéfiant que cela ne laisse que peu de place pour d’autres occupations, bien que l’Amitié soit, s’il est possible, un Événement encore plus beau », écrit-elle en 1872 à son fidèle complice T.W. Higginson. Dans une autre lettre de 1873 à Louis et Frances Norcross, elle écrit : « La vie est un enchantement si délicieux que tout conspire à le briser ». On trouve aussi, parcourant ce livre, des maximes aussi fulgurantes que celle-ci : « Seul l’Amour peut blesser - / Seul l’amour soigne la Blessure » (lettre de 1872 à Elizabeth Holland). Enfin, il y a, parcourant toutes ces pensées, une pénétrante approche des thèmes de l’immortalité et de la divinité. « L’immortalité des fleurs doit enrichir la nôtre, et nous n’accepterions pas une Rédemption qui les exclurait », écrit-elle en 1877. à sa mort, neuf ans plus tard, le journal local (dans sa rubrique nécrologique) fit état de l’amour qu’Emily Dickinson portait aux fleurs et aussi de ses talents de botaniste, mais très peu de ses dons poétiques. Il faut dire que, malgré l’importance de son œuvre, seulement une douzaine de poèmes ont paru de son vivant. Le « mal » a été réparé depuis. Ainsi parlait Emily Dickinson, Thus spoke Emily Dickinson, dits et maximes de vie choisis et traduits de l’américain par Paul Décottignies, édition bilingue, Arfuyen 2016, 150 pages, 13 euros. François Cheng en poche
Le livre de François Cheng La vraie gloire est ici vient d’être édité en poche dans la collection Poésie/Gallimard. Voici la note de lecture que j’avais rédigée en 2015 à la sortie du livre. La vraie gloire. Quelle est cette « vraie gloire » dont nous parle François Cheng dans son dernier recueil de poèmes ? « La vraie gloire est ici, écrit-il, nous passons à côté ». Cette « vraie gloire », il l’assimile en réalité à la « vraie voie » (dans la tradition taoïste qui est la sienne) et encore, plus simplement, à la « vraie vie ». Pour François Cheng, l’homme manque d’attention et de présence : il se disperse et s’annihile lui-même. Ancré dans cet « ici », le poète le pousse donc à aiguiser le regard, à sortir de ses aveuglements. « Encore un jour de gloire/Pour ceux d’ici qui voient/gloire des corps, gloire des fruits/Mystère même des étoiles ». On l’a compris. La vraie vie est ici et maintenant. Elle s’éprouve dans « le diamant de l’instant », « l’éclair de l’instant », « l’innocence de l’instant », « le don de l’instant » (François Cheng le ressasse). Il n’en finit pas d’égrener ces moments de gloire entre « les coloquintes habillées d’or » et « le murmure des pêchers en fleurs ». La nature est omniprésente dans son livre car « Tout est signe/Tout fait signe/Souffle qui passe ». On retrouve aussi des références aux thématiques chères à l’auteur et développées dans d’autres ouvrages. « Toi, comment tu assumes/La beauté qui te hante » (1). Et à propos de la mort (2), cette piqûre de rappel : « Elle nous signifie l’extrême exigence de la vie ». Il y a même une allusion précise à un livre réalisé avec le peintre Kim en Joong (3). « Lorsque enfin les âmes se font chant/Par-dessus l’abîme des jours/Une étincelle suffit pour rallumer/Toute flamme immémoriale ». Enfin, il y a le vide médian (4), alpha et oméga de sa propre démarche. « Au royaume de l’intervalle, où/Circule le souffle du vide médian/Celui qui naît d’un double élan de vie/Voit son âme germer et croître ». François Cheng, en effet, nous appelle à grandir. Il a de grandes ambitions pour l’homme car « le divin, dit-il, nous traverse de bout en bout » et « nous savons qu’impérissable/Restera notre soif/De rosées, de jus d’érable/De fraises sauvages ». Pour autant le poète n’élude pas la cruauté et le mal. Ses paroles résonnent en ces temps de chaos et de barbarie. « Nous sommes des violents, des violeurs/Bourreaux, tortionnaires, exterminateurs/Dévastant tout sur notre passage/Si bref passage sur la planète offerte ». D’où son appel au sursaut. La vraie gloire est ici, François Cheng, Poésie/Gallimard 2017, Gallimard 2015.
Les Croquis bretons d’Octave Mirbeau Octave Mirbeau a disparu il y a exactement 100 ans. Un colloque intitulé « Octave Mirbeau et la Bretagne » a été programmé en février à Morlaix soulignant les accointances du journaliste et romancier avec notre région. Car on oublie un peu que l’auteur du célèbre Journal d’une femme de chambre a bien connu la Bretagne et en a fait la matière de nombreux de ses écrits. C’est notamment le cas de ces Croquis bretons opportunément re-publiés aujourd’hui. De la Bretagne, Octave Mirbeau a d’abord connu le lycée jésuite de Vannes où il arrive à 11 ans en 1857 (suite à une mutation de son père, officier de santé). Il y passera quatre ans de sa vie. Il retrouvera la Bretagne en 1884 lors de son séjour de sept mois à Audierne (il rencontrera à cette époque le poète cornouaillais Frédéric Le Guyader et visitera Quimper qu’il qualifiera de « ville la plus extraordinaire du monde »). Puis ce sera le Morbihan : trois ans à Kerisper près d’Auray avec sa compagne Alice Reygnault. En 1886, on le retrouve à Belle-île où il côtoie le peintre Claude Monet. Il reviendra en Bretagne en 1899 pour assister, à Rennes, au procès en révision du capitaine Dreyfus, en faveur duquel il s’est engagé avec Zola. Le tempérament progressiste –voire anarchiste – d’Octave Mirbeau transpire dans ses nombreux écrits. C’est le cas dans ces Croquis bretons où il ne manque pas de fustiger le pouvoir clérical qui s’exerce sur les autochtones. « La main du prêtre, qui fut toujours si pesante, écrit-il, pèse d’un poids plus écrasant sur le crâne et sur le ventre de ces malheureux qu’on voit lutter, avec la résignation des bêtes domestiques, contre l’âpre terre inféconde ». Parlant du « pays morbihannais » il note « l’amour entêté de la langue natale », « le culte idolâtre des souvenirs », « les coutumes anciennes ». Et, plus généralement la pauvreté et la dureté du sol. Dans les nouvelles qui composent ce petit livre, il évoque la figure d’un gentilhomme ruiné (et alcoolique) vivant « dans des pièces humides et froides, d’un froid de sépulcre et presque exclusivement meublées de portraits du Pape, du général de Charrette, du comte de Chambord, et de photographies de la basilique de Sainte-Anne ». Ailleurs, il nous évoque le sort d’un malheureux condamné au cachot pour posséder une vache tachetée (« Une chose qui n’est pas bonne par le temps qui court »). Plus loin, c’est l’histoire d’un vieux paysan de 80 ans que sa femme laisse mourir de faim parce qu’il n’est plus en état de travailler… Au fond, Octave Mirbeau ne se ménage pas pour souligner, au-delà de la misère, les turpitudes d’un peuple et ses superstitions. C’est l’image qu’ont renvoyé de la Bretagne de nombreux textes du 19e siècle. Comment ne pas penser aux écrits, quelques années avant Mirbeau, du voyage en Bretagne de Gustave Flaubert et Maxime Du Camp : « Les villages où nous passâmes sont tristes, sombres, humides, misérables et taciturnes (…) des enfants en guenilles grouillent sur le portes », racontent les deux voyageurs en passant à Plogoff. Croquis bretons, Octave Mirbeau, La Part Commune, 2016, 77 pages, 6,5 euros.
Quimper Janvier 2017 Le Men à la rencontre du monde « L’oiseau ne chante plus sur son arbre généalogique, il vole désormais à la rencontre du monde ». L’éditeur Bruno Doucey a les mots qu’il faut pour introduire ce 2e tome de la trilogie qu’Yvon Le Men consacre à son itinéraire personnel et poétique. Après Une île en terre où il évoquait sa parentèle et son voisinage, son lieu de naissance et ses racines, voici le poète en quête de nouveaux espaces. à commencer par ceux de la Bretagne elle-même, depuis Guérande (pays du « sel de la terre ») au mythique Mont saint-Michel (« la merveille »), avec un penchant certain pour les bords de mer, qu’il s’agisse du golfe du Morbihan, des baies d’Audierne ou de Douarnenez, et encore plus pour son Trégor natal. Car on ne quitte pas son arbre généalogique impunément. L’appel du large n’empêche pas le retour aux cieux familiers. Mettant le nez à la fenêtre, il peut ainsi écrire : « C’est par le ciel/que les arbres se tiennent debout/dans mon regard (…) Et ce vert/que je connais/tant/qui tant déborde de ma fenêtre/comme les mirages débordent de nos yeux/dans le désert ». Tout Le Men est là. Dans cet art – qui lui est si particulier – de faire rouler ou de s’entrechoquer les mots (comme autant de petits cailloux dévalant dans le torrent) et d’apporter les notes de couleur qu’il convient (comme le ferait la palette d’un peintre). C’est d’ailleurs vers les peintres que se tourne à plusieurs reprises le poète. Pour y retrouver cette lumière qu’il tente, lui aussi, d’introduire dans ses textes. Son panthéon va de Rembrandt à Munch en passant par Van Gogh, Millet, Hokusaï, Boudin, Monet, Cornélius… Parlant d’Hiroshige, il écrit : « Est-ce d’avoir regardé les estampes/toujours, comme une première fois/qui a protégé mes yeux d’avoir regardé le paysage/toujours, comme une dernière fois ». Les peintres, donc. Mais aussi des grands auteurs dont il a cultivé le compagnonnage. Salut à Guillevic. Salut à François Cheng (87 ans) et à Claude Vigée (95 ans), qui furent parmi ses « pères » en poésie. « Nous nous parlons peu/maintenant/nous nous sommes beaucoup parlé/avant (…) une longue phrase/avec questions en virgules/des réponses en points-virgules/et des points sur la carte/du tendre ». Yvon Le Men, pourtant, ne verse pas dans la nostalgie. Il peut avoir « le vague à l’âme » mais entend « vivre l’instant comme une eau qui déborde ». Il n’hésite pas non plus (comme pour se conforter) à sonder à la voix des saints fondateurs de Bretagne, à écouter le chant des moines, à méditer sur l’ermitage de l’île Millau près de chez lui. Dans ce livre, confie le poète, « J'ai écouté les paysages, oreilles ouvertes, jusqu’au bout du silence qu’ils font dans nos yeux ». Le Men ou la poésie des sens. Le poids d’un nuage, tome 2 de Les continents sont des radeaux perdus, Yvon Le Men, éditions Bruno Doucey, 135 pages, 15 euros.
Guy Allix, l’enfant du Nord Le poète Guy Allix se raconte. Des « fragments d’enfance » et une « enfance en fragments », comme l’écrit Marie-Josée Christien dans la préface de ce livre profondément touchant. Car on ne s’expose pas sans risque. Il y faut du naturel et, surtout, une forme de naïveté, celle qui sied à l’enfance quand elle n’a pas encore été encombrée par des non-dits ou des vrais mensonges. L’enfance de Guy Allix se place sous le signe de la mère. Une mère qui fait partie de la cohorte de celles qu’on appelait autrefois les « filles-mères » et que de bons paroissiens qualifiaient de « putains » (et l’auteur, en exergue nous renvoie à l’Évangile de Jean : « Que celui d’entre-vous qui est sans péché lui jette la première pierre »). Guy Allix est donc un « bâtard ». Mais pourquoi en avoir honte ? Guy Allix aime sa mère, sa mère l’aime. « On m’a traité de bâtard mais j’ai appris par la bouche de mon grand maître en littérature que, souvent, à l’époque romantique, les bâtards pouvaient aussi devenir des héros », note malicieusement l’auteur. Ce rapport particulier à la mère l’amène à évoquer des épreuves bien intimes vécues par elle (la pilule n’existait pas encore). à nous parler aussi de Charly, ce petit frère handicapé (« La maladie bleue contrariait son intelligence qui ne pouvait être que grande ») mort avant les autres. « C’était le dernier arrivé et c’est le premier parti ». De bout en bout Guy Allix nous émeut. Sans mélo. Sans pathos. Nous sommes dans le Nord ouvrier au cœur des années 1960. « J’habitais dans le Nord tout près de Marchiennes à l’endroit même où Zola situe l’action de Germinal ». Pour chauffer la maison, les gamins volent des gaillettes, ces morceaux de houille « qui dévalaient le terril quand les rames déchargeaient les détritus de la mine ». Aux beaux jours on se jetait dans la Scarpe (qui se jette dans l’Escaut) et, par effluves, nous arrivent – passant la frontière – les échos des chansons de Brel. Et aussi, des poèmes de Frank Venaille qui écrivait dans sa Descente de l’Escaut : « Voici l’enfant surgi du long couloir/Le voici victime de si terribles blessures intimes ». Maman, j’ai oublié le titre de notre histoire, suivi de Félix, Une voix sans parole, Guy Allix, Les Éditions Sauvages, collection Phénix, 97 pages, 12 euros.
Anne Goyen : Paroles données
Anne Goyen fait partie de ces poètes à l’écoute d’une voix, d’une révélation, d’une « Parole transmise/Au commencement/Du monde », d’une « Parole faite chair/Dans notre nuit », pour qui l’écriture relève en définitive de l’exercice spirituel. Dans cette poésie-là, il n’y a pas de gras. Le verbe est épuré. Parce qu’il va à la racine et ne s’encombre pas de préoccupations superflues. Parce qu’il interroge nos existences et notre capacité, ou non, à répondre à des appels, ceux d’un Dieu qui n’est pas explicitement nommé mais dont la présence irrigue la majorité des poèmes. Pour accueillir la Parole, il faut, nous dit Anne Goyen, « Faire silence/Comme on veille/Auprès d’une flamme de bougie/Dans la maison endormie ». Il faut savoir se recueillir dans « la cathédrale des saisons » et voir dans l’hiver « Fervent retour/Aux racines/Baptême de la neige/Sur les silences/de nos forêts intimes ». Voir dans le printemps « Chantante eucharistie/Des fleurs de cerisier/Concélébrant/à la volée/Dans l’allégresse ». Pas de doute. Dans sa traversée des jours, Anne Goyen voit (comme le dit Gérard Bocholier dans sa préface) « le divin que recèle chaque parcelle de réalité ». Dédiant un de ses poèmes à Philippe Mac Leod, elle peut écrire : « Un autre que toi parle/Avec des mots/Que tu ne connais pas/Il t’apprend le cristal/D’un langage de source ». Anne Goyen et Philippe Mac Leod labourent les mêmes espaces. Ceux d’une terre « Où tout psalmodie/où tout s’incline », ainsi que la poétesse l’affirme dans ces Paroles données. Paroles données, Anne Goyen, Ad Solem, 95 pages, 19 euros.
Molène et Sein par Gilles Baudry et Pierre Denic Le moine poète Gilles Baudry et le peintre Pierre Denic ont déjà cheminé ensemble. Un compagnonnage artistique les a conduits à publier Brocéliande en 2011 (Liv’Editions). Les voici aujourd’hui réunis par deux îles emblématiques de l’ouest breton : Molène et Sein. Virtuose « de la couleur avant toute chose » (comme le dit Valérie Glémont-Prigent dans la préface du livre), Pierre Denic nous montre deux îles comme on ne les a jamais vues ou conçues. Bleu turquoise des eaux (comme celle de lagons), taches brunes de laminaires, feux des crépuscules, reflets sur la mer, grands nuages blancs (« Ciel d’encre ou d’un bleu de myosotis », écrit Gilles Baudry). Mais aucun réalisme. Ces embardées de couleurs vives laissent libre cours à notre imagination. Valérie Glémont-Prigent le note avec justesse : « Ni peintre figuratif, ni peintre abstrait, Pierre Denic cherche à abstractiser ». C’est aussi le cas dans ces tableaux en noir et blanc qui parsèment le livre. Mais si, partout, la nature paraît exploser, l’homme demeure absent. Le poète aussi, à sa manière, prend de la distance. Il aborde les deux îles comme des lieux de méditation. Des lieux pour « s’adosser à son âme » et « s’arc-bouter/contre le sentiment d’éternité/qui finit par vous habiter ». Mais pas plus que Pierre Denic, le poète ne se réfugie dans l’abstraction pure et dure. Il nous parle du « ciel si lent/Que les mouettes se fanent en plein vol » ou du « ciel si bas/Qu’il va épaules basses/De goémonier » Plus loin voici « La corne de brume voix brisée/Dans la nuit hauturière » et « La neige des embruns/En plein été ». Gilles Baudry prie et contemple. « Mission » de moine, serait-on tenté de dire. « Entre aube et aurore/à perte de vue/L’illimité intime ». Dans un texte liminaire à ce livre, la poétesse Guénane a les mots justes pour parler de l’île entrevue par le moine et le peintre. « L’île n’est-elle l’éternel départ vers soi-même ? » A tire-d’île, Molène et Sein, Gilles Baudry et Pierre Denic, 64 pages, prix non indiqué (ce livre est en vente à la librairie de l’abbaye Saint-Guénolé, 29560 Landévennec)
Jean-Pierre Boulic en son royaume d’Ouessant Ouessant est une valeur sûre. Écrivains et poètes le savent. Alexis Gloaguen a ausculté l’île depuis sa Chambre de veille (Maurice Nadeau, 2012). Jacques Poullaouec et Hervé Inisan nous ont conduits à Rêver Ouessant (Géorama, 2012). Et tant d’autres auteurs, séduits par la matière brute de l’île et la puissance des éléments qui s’y déchaînent. Jean-Pierre Boulic, lui, parle d’Ouessant en voisin. Habitant le pays d’Iroise, il a depuis longtemps l’île dans sa focale (« Ile toute mauve », avec son « liseré blanc ») Déjà en 2004 il publiait, chez Minihi Levenez, son Royaume d’île (Rouantelez eun enezenn). Le voilà qui récidive chez le même éditeur, dans une publication bilingue français/breton, avec cet Ouessant sans fin (Eusa evid atao), récit d’amour à un « territoire de l’âme » dans lequel le poète déambule en quête de signes. « Vois rien ne manque à ton île/Qui est aussi le royaume/De la parole où surgit/Ce qui demeure invisible ». Il est clair qu’avec Jean-Pierre Boulic Ouessant ne se résume pas à ce que la mémoire collective en retient le plus souvent (les phares, la mer déchaînée, les îliennes, mais aussi les moutons et l’abeille noire). S’il évoque toutes ces figures tutélaires de l’île, le poète les sublime. Car l’île – on s’en doute – est sous sa plume plus qu’une île. C’est un mystère à déchiffrer. C’est un secret à révéler et à divulguer. Car « Ici palpitent mille reflets d’âmes/à la lisière des eaux ». Ouessant, nous dit Jean-Pierre Boulic, est « l’œuvre de la création ». Nous sommes dans un monde primordial. Et l’on ne doit pas s’étonner que des références bibliques – comme autant de petits cailloux semés au fil des pages – parsèment le texte. Ainsi « la voix de l’étoile/Au-dessus de l’océan/ouvre le chemin ». Plus loin, les phares en mer deviennent « les lumignons de la sagesse ». Et il y a, de bout en bout, « cette lumière irrésistible/Qui annonce chose nouvelle ». Une lumière que l’on retrouve dans les photographies de l’auteur accompagnant son texte : cieux au crépuscule, nuits tombantes sur les hameaux, jaillissement des vagues… Autant de tableaux loin d’un certain « folklore » ouessantin, faisant penser à des peintures de Corot ou de Constable. Ce n’est pas rien. Ouessant sans fin, Eusa evid atao, Jean-Pierre Boulic, brezoneg gand Job en Irien, Minihi Levenez, 88 pages, 15 euros.
Terada Torahiko : « L’esprit du haïku »
Mais il n’est pas inutile, parfois, de revenir aux auteurs japonais eux-mêmes pour savoir ce qui les guidait. C’est la cas avec Terada Torahiko (1878-1935), disciple de Sôseki et auteur d’un essai intitulé L’esprit du haïku. Il insiste sur deux points pour expliquer l’appétence particulière des japonais pour ce genre littéraire. D’une part, explique-t-il, la fusion avec la nature considérée par les Japonais comme une « présence fraternelle ». Pour Terada, en effet, « l’esprit du haïku ne peut être pensé que comme une expression poétique de ce sens de la nature ». à cela s’ajoute – c’est le deuxième point – « l’existence plus que millénaire de formes poétiques brèves dans la tradition littéraire japonaise ». Nature, brièveté : on a là les deux ingrédients de base du haïku, un genre ayant le don « d’appartenir à la mémoire collective de tout un peuple qui partage donc les mêmes associations d’images ou de pensées ». Ce qui fait dire à Terada Torahiko que « le haïku n’existe et ne peut qu’exister au Japon » (1). Mais il formule aussi, dans son essai, certaines mises en garde. « Si le poète introduit des éléments qui expriment directement sa subjectivité, il n’y aura plus de place pour exprimer des éléments symboliques de la nature » (Terada, dans cette logique, conteste « l’éloquence » dans la poésie). Il pose aussi la question – qui fait souvent débat – des racines bouddhistes ou non du haïku. S’il convient que « le sentiment d’impermanence » (héritée du bouddhisme) « ne pouvait qu’envahir le monde des haïkus », il considère qu’il « n’appartient absolument pas à la nature même du haïku ». Selon lui, la pratique du haïku n’est « ni une fuite » (…) « ni un exercice de philosophie passive », « ni non plus une mise en scène pleine de complaisance de soi ». Bien au contraire, souligne-t-il, le haïku suppose « une distance critique de soi vis-à-vis de soi » et permet « d’exercer l’acuité de l’œil de notre esprit à faire en sorte que nous veillions à maintenir sa liberté » (1) lire, en contrepoint à cette affirmation, le livre de Alain Kervern, Pourquoi les non-Japonais écrivent des haïkus (éditions La Part Commune)
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