Memo(r)

De Séverine Pirovano

Premières impressions de lecture

Quelle invention, quel vent de tendresse, de révolte et de vie, dans cette mosaïque d’images pleines d’humour et de fantaisie, dans ces tableaux tracés plus d‘une fois, semble-t-il, au « Pinceau de Prévert » et dont Séverine Pirovano fait ce recueil si personnel !.

On passe du plus léger au plus pesant, du plus riant au plus tragique ; l’étonnant étant qu’elle parvienne à faire s’élever de « l’impénétrable forêt (des) désirs » (67) et des rêves une sorte de chant universel avec des mots tout simples qu’elle tourne, et qu’elle retourne, et détourne et ramène à leur naïveté première, qu’elle rend à leur saveur d’enfance.

Sur le versant tragique et sous les couleurs un peu grises des chemins de la mémoire qui croisent ici ou là ceux de Demeure l’absent, j’aime particulièrement, dans la « dérive » des visages menant « De guerre en guerre / D’ancêtre en être… », cet arrêt sur image qui porte la signature vraie d’une impression d’enfance venue d’une scène d’enterrement :

« Un de mes oncles est devant moi

Les deux mains dans son dos

Attaché à lui-même, se tenant par sa propre main » (36).

Et, un peu plus haut dans le recueil, il y avait eu, dans une ouverture, appelée par le spectacle de la rue, sur l’ailleurs de l’Histoire et du monde, le chant des villes dévastées :

« C’est une ville qui s’appelle

Lidice

Hiroshima

Alep. »

Un chant où passe en surimpression l’aveu d’une insouciance soudain devenue coupable et donnée à éprouver au lecteur à travers le malaise porté par la musique du dernier vers :

« Tant pis pour Oradour, dont le nom est si doux » (30)

Voilà la pire perversion pointée dans la dénaturation criminelle d’un nom qui était né pour la beauté ; voilà montré le fond d’oubli sans lequel la vie ne pourrait se poursuivre, ni s’éclairer le ciel même de la poésie.

Et on comprend alors la prière qui suit :

« Accueillez- moi dans un monde apaisé

[…] Accueillez-moi dans le silence… » (34)

Sur le même versant, je retiendrais aussi la scène du fossoyeur (40), traitée avec une fantaisie où passe quelque chose de l’invention shakespearienne ; je retiendrais encore l’image, tracée avec une immense tendresse, de la grand-mère « qui parle avec sa voix d’autrefois », aperçue « loin du présent de sa dérive / (qui) guette encore… » (48).

Et plus intime encore s’il est possible, pour dire la perte en soi de « l’enfant qui courait » et le lien qui demeure avec celui que l’on n’est plus, les poèmes des pages 46-47.

Et plus poignants, les vers précédés de la dédicace « À ma sœur » :

« Qu’avais-tu perdu cet hiver-là… » (20)

et ceux qui résonnent comme un cri à jamais pris dans les échos de Gavarnie (26).

Je noterais enfin, dans un climat comparable de douleur et d’angoisse, la force hallucinée de telle ou telle image : celle, par exemple, du Christ figé dans une désolation éternelle « (la) main décrochée de la croix. » (55)

Mais la force du symbole et de l’émotion sait se passer, dans les poèmes de Séverine Pirovano, du référent biblique et peut jaillir du quotidien ; ainsi du regard de l’enfant posé sur l’oiseau du trottoir qui « a fermé (ses) yeux » (35) : une scène traversée de douleur, d’indignation, de tendresse, de pluie et de lumière. Un des textes les plus beaux du recueil.

Et voici qu’on glisse sur un autre versant, où l’on trouverait une belle apologie du rêve couronnée par la proclamation surréaliste d’une prédilection pour « l’attente » (43) et tous les textes éclairés par la voix – fût-elle chargée de mélancolie – de l’enfance (7-8 ; 9 ; 11 ; 12-13) ; une voix qui est en réalité la voix toujours de celle qui écrit et qui médite sur son propre geste, celui qui fait l’unité d’une vie et du recueil (12-13 50-52 : Autoportrait dans la pénombre, un poème qui s’achève sur l’aveu : « J’écris pour sortir du labyrinthe »). Un aveu précédé de cette autre confidence, essentielle :

« Quand j’écris, je suis au monde, ou à côté. J’ai l’éternité dans un instant »

Credo des écrivains et des poètes.

L’amateur de poèmes s’éloigne de ce recueil en emportant quelques-uns de ces noyaux d’olives dont parle Erri De Luca et avec lesquels on traverse les aléas du jour ; je garderais pour ma part :

« C’est un chemin de neige qui n’est jamais le même

[…] Silence du monde à sa naissance » (16)

« Ma colombe-fontaine où balbutie la pierre » (18)

« celui qui porte le nom du vent

celui qui joue comme le vent caresse 

[…]

c’est seulement le ciel

qui a creusé un trou au milieu des nuages »  (19)

« Nous sommes tellement chargés de vous

tellement dévorés de vos ombres » (21)

« le moindre souffle ferait vaciller le silence »

« Toute pureté nous est blessure » (22)

« Je n’ai pas toujours été ce feu mourant

Certains jours comme des engoulevents

Se levaient par-dessus les forêts

La nuit était féconde et la Terre

Ronde encore » (24)


Toujours bon signe, qu’un lecteur de poèmes puisse s’éloigner ainsi avec un petit florilège !


Yves Fravalo, Nantes le 6 octobre 2020