Les mots à la gorge

Au centre des Mots à la gorge, Daniel Dorme, acteur qui s'engage dans une entreprise paradoxale et insensée, réussit. Mais sa réussite n'est pas sociale : un homme n'existe socialement que par les apparences. Attiré presque malgré lui dans le journalisme, il s'applique à exceller, car il faut vivre et faire vivre. Il excelle aussi dans cet univers journalistique qui suit les lois de la publicité et du grand nombre jusqu'au jour où le regard intérieur est plus fort, où les mots qui le gonflent explosent... À la porte l'anarchiste! Il finit en dingue, tranquille, glorifié par une société qui aime les absolutions collectives.
D'autres personnages traversent ce roman : Léopold, à la philosophie patronale, lyrique et roué, acteur inlassable et de bonne foi. Paul Fargez, autre anarchiste lucide et tendre, de très mauvaise compagnie. Marie-Luce la-voix-haute...

L'auteur les aime tous d'un égal amour, même lorsqu'il semble accabler l'un, exalter l'autre, car tous se débattent dans un monde inhumain qu'ils n'ont ni l'idée ni le courage d'affronter.

Éditions APOGÉE dont le livre est sorti en janvier 2008
Édition épuisée Gallimard parue en 1969


Miroir brisé

Gallimard, 1969.

Romans-express, nouvelles, rencontres, portraits de l'amitié, réflexions hors du temps ou d'actualité, on trouvera tout cela dans le nouvel ouvrage de Sulivan, Miroir brisé. L'auteur s'accorde ici une liberté totale. Le lyrisme et l'ironie, la tendresse et la férocité, la destruction et l'adoration s'entrecroisent comme la légèreté, le sérieux, et le faux sérieux...

" Si tant de lecteurs ne m'avaient écrit, note-t-il dans Miroir brisé, je n'aurais pas eu le front de jeter ce livre à la consommation. J'écris pour eux une réponse collective. Je vous parle, amis, tantôt apprêté, masqué de littérature, tantôt à visage découvert. A chacun de s'y reconnaître. on a sa pudeur. Je suis mes chemins sachant d'expérience qu'ils en croisent d'autres. Ce qui est imaginaire est plus réel qu'il ne paraît. Ce qui est vécu est plus imaginaire qu'on ne saurait croire. Ce qui est impersonnel trahit davantage... Je m'imagine mort. J'ai recueilli le dernier soupir du scribe. Je gratte les fonds de tiroirs pour me faire quatre sous.

Je suis l’héritier spirituel. Je fais une oeuvre anthume, du moins espérons. Je brûle les déchets. on n’est jamais si bien gratté que par soi-même... "

Ce nouveau texte de Jean Sulivan, en forme de journal non daté, projette une grande lumière sur ses ouvrages précédents et peut servir d’introduction à ceux qui les ignorent.

LE FIGARO 5 JANVIER 1970
Courrier des lettres
Les livres, par André BILLY .

lI n'y a plus à présenter Jean Sulivan.

Cet ecclésiastique sorti du clergé, compte maintenant parmi les dix écrivains les plus intéressants d'aujourd’hui. C'est un essayiste et je crois qu’il ne connaîtra jamais les gros tirages. Il s'en soucie peu, son ambition est d'un autre ordre : rencontrer, toucher des âmes fraternelles. Il en a groupé déjà un nombre appréciable. Je ne le connais pas, je ne l'ai jamais vu. Je compte sur un hasard pour lui dire un jour mon estime et ma sympathie.

Il publie un recueil de réflexions et de récits auxquels sa personnalité et la pente naturelle de son esprit donnent son sens et son unité. Ce Miroir brisé (1) lui attirera beaucoup d'amitiés nouvelles. Dans les premières pages, j'y cueille ceci qui en frappera bien d'autres que moi : " J’ai commencé ma vie par être vieux, dans la croyance acquise que Dieu avait béatifié pour toujours le noir, la peine et 1a mort. Je marche vers la naissance. "Heureux soit-il jusqu'à la fin de sa nouvelle existence !

Il rêve d'un monastère, qui près de Paris, grouperait, chrétiens, athées, agnostiques, anarchistes et adeptes d'une philosophie patronale. Y viendraient tous ceux qui savent qu’au dessus de la morale il y a l’hygiène physique et mentale, ce qui pour moi n'est pas certain. Ils sauront qu’on ne peut sauver son âme dans le tumulte de la société moderne. Sauver son âme, c'est-à-dire la liberté de son esprit, n'est-ce pas ?

Sulivan avoue ne pas avoir de message à délivrer, pas de révélation à communiquer. La matière qu’il utilise n’est que l’expérience d’un petit chrétien. Il n’est pas un ange. Il n'est pas non plus un gnostique. Cependant, quand il écrit, un mouvement venu il ne sait d'où le submerge, une voix s'élève en lui, qui n'est pas tout à fait la sienne. Il écrit pour savoir de qui elle est. " Les idées claires : péril mortel. " Ah! qu'il me serait agréable d’être, ne serait-ce que l'espace d' une ligne, d'accord sur ce point avec lui ! En tout cas, je le suis avec Nietzsche qu'il approuve : " Toute vérité profonde, s’avance masquée ". Comme Descartes !

Miroir brisé contient le sujet d'une nouvelle dont on pourrait .faire un roman. Le bâtonnier Solage héberge la jeune Brune, fille d'un ami venue à Paris pour terminer sa licence. Une amitié se forme entre eux et bientôt ils se tutoient. Il l'emmène au cinéma et, par l'effet de l'âge, leurs opinions s'affrontent. Ils sont pris dans les troubles du Quartier Latin. Elle est pour les émeutiers et il excuse les violences de la police. Clotilde, sa femme, devient jalouse de jeune fille. Brune va se loger ailleurs. Un soir, n’y tenant plus il va frapper à la porte. On ne lui ouvre pas. Il en tombe malade. Dépression nerveuse. On ne peut qu’attendre, dit le neurologue. On attend si bien que voilà le bâtonnier à Saint Anne, dans la salle des petits mentaux. Il y devient populaire, il s’y incruste, non sans prendre des habitudes de liberté. Il sort, il reparaît chez des amis, et tous les soirs il rentre à l’hôpital. Réinstallé chez lui, il s’est mis à écrire un livre qui tombe dans l’indifférence générale. Qu’importe ? Au cinéma, où sa femme l’accompagne, il applaudit avec la jeunesse… Un romancier trouverait une fin, une vraie fin. Mais ce bâtonnier nous est rendu très vivant.

L’église à laquelle pense Jean Sulivan se bâtira contre le monde, c’est à dire contre le royaume du malaise et de l’oppression, en créant un espace intérieur où les hommes respireront. Ainsi pourra s’exprimer sa vocation de salut à ras de terre et pour tous. " Elle deviendra dangereuse en mettant par sa seule existence, le monde en jugement ." L’église tout entière contestataire ? Elle l’a été ? Le redevenir ne serait-ce pas pour elle une solution de désespoir ?

Son ami Raoul dit à Sulivan : " Il n’y a pas de mystère. Le monde se fait avec nous, se dit par le langage, à mesure qu’il nous crée, il n’y a pas de sens, mais d’innombrables sens à travers nous. L’homme produit des mots comme un arbre des feuilles, comme des nuages la pluie. Qu’ai-je à faire au delà des feuilles et de la pluie ? "

Mais Sulivan : " Oublies-tu la charité ? " La vraie pitié pour les faibles, c’est de les aider à se guérir de l’inadaptation au monde réel et du désaccord dans lequel on les entretient. Ce n’est affaire ni de propagande ni d’apostolat. C’est affaire de présence et d’amitié, et le résultat ne se calcule pas. Raoul qui a lu les mystiques leur préfère Georges Bataille et Heidegger. Alors Sulivan de lui citer Shakespeare :

" L’homme qui n’a pas de musique en lui-même est prêt pour toutes les trahisons ". Enfin Raoul coupant court : " Ce qui est est ". La perte de leur amitié conduit Sulivan à s’interroger sur l’amitié féminine. L’amitié tranquille entre un prêtre et une femme peut être la preuve de la vérité d’une vocation.

Qu’est ce qu’écrire ? C’est buter sur l’obstacle, s’avancer contre la nuit. Savoir si un texte est bien ou mal écrit est sans intérêt s’il s’agit de savoir si le courant passe. La formule est vague. Le courant passe toujours quand, avec le don d’expression, on a quelque chose à dire.

Sulivan n’est pas Teilhardien. Il ne croit pas à l’évolution et à la perfectibilité indéfinie de l’homme. En revanche il envisage avec plaisir la révolution et le jour ou des forces irrationnelles, meilleures qu’on ne croit, surgiront. " Nul ne me fera croire qu’une paix qui repose sur un rapport de forces pourra indéfiniment prolonger l’iniquité et l’absurdité de la civilisation occidentale. " Il ne s’en déclare pas moins pessimiste : " L’optimiste est superficiel. Le pessimiste compte sur lui-même et se sent responsable, l’autre s’en remet au hasard. Il arrive que le hasard arrange les choses pour un temps. " Les idées sociales de Sulivan ont évidemment besoin d’une petite mise au point.

Certains jours, Sulivan éprouve que la mort frappe d' absurdité tous les actes de la vie. Certains jours seulement ?

Il faut lire tout Miroir Brisé. La moitié en vaut la peine et c’est beaucoup pour un livre de ce genre.

André BILLY de l’Académie Goncourt

(1) Jean Sulivan, miroir brisé, Gallimard, 20F